Thomas Ostermeier adapte « La Mouette », d’Anton Tchekhov, sur les bords du Léman avec Valérie Dréville, François Loriquet, Mélodie Richard et Matthieu Sampeur sur le plateau. Tout est là. Tout, sauf peut-être ce petit « supplément d’âme » que, justement, nous venons chercher au théâtre.
« Une jeune fille passe toute sa vie sur le rivage d’un lac. Elle aime le lac, comme une mouette, et elle est heureuse et libre, comme une mouette. Mais un homme arrive par hasard et, quand il la voit, par désœuvrement la fait périr. Comme cette mouette. » Partant de là, quel meilleur endroit au monde pour illustrer cet argument que le théâtre Vidy-Lausanne, où fut créée la pièce ? A ses pieds s’étale à perte de vue l’immense solitude d’un lac Léman à la couleur de l’acier des portes que cette jeunesse de Tchekhov s’apprête justement à tenter de franchir ! Ajoutez à la richesse de l’outil l’assurance ultraréaliste de l’Allemand Ostermeier, et alors il était possible de croire que nous étions sur le point de pénétrer au cœur même de la mystique métaphysique et amoureuse des terres tchekhoviennes. Ce n’est malheureusement pas le cas.
« Mon œuvre entière est imprégnée du voyage à Sakhaline. Qui est allé en enfer voit le monde et les hommes d’un autre regard. » C’est par ces mots du dramaturge russe projetés en fond de scène que Thomas Ostermeier ouvre sa pièce. Sur le plateau, une scène, évidemment. Évidemment, parce que si l’amour et l’art sont au cœur de l’argument de « La Mouette », le « théâtre dans le théâtre » l’est aussi. Alors voilà, sur le plan scénographique, c’est beau. C’est peut-être même très beau, même si ce n’est pas particulièrement original. Mais que voit-on ici de l’enfer de Sakhaline, lieu de déportation des prisonniers russes au xixe siècle ? Oui, Olivier Cadiot par sa traduction ajoute au texte quelques bribes d’actualités qui donnent un aperçu concret d’un certain enfer dans lequel notre monde ne finit pas de basculer. Mais l’illustration d’actualités mille fois répétées suffit-elle réellement à moderniser une pièce qui n’en a pas besoin, et à démontrer l’angoisse immense qui est celle de cette jeunesse créatrice perdue dans un monde qui ne crée plus rien d’autre que de la valeur ?
En l’espèce, non. Non, parce que rien ne transpire d’autre ici que le sentiment d’une belle mise en scène froide d’un théâtre subventionné étouffé par les richesses mêmes qu’il dénonce. Autrement dit, il manque à cette proposition ce que Bergson appelait le « supplément d’âme », alors qu’il cherchait à réhabiliter l’intuition au détriment de l’intelligence pratique. Parce que oui, tout est intelligent ici. Tout fonctionne. Mais la mécanique d’Ostermeier ne permet pas d’apercevoir la mystique de Tchekhov, et c’est assez terrible quand il s’agit d’un texte si sensible.
Reste cependant, au cœur de cette froideur glaçante, la performance ahurissante d’une actrice venue tout droit d’un autre temps. Berma proustienne du xxie siècle, Mélodie Richard en Nina Mikhaïlovna Zaretchnaïa arrache à nos cœurs ce que ce travail de laboratoire d’Ostermeier ne parvient pas à ancrer dans nos esprits, quand, le regard amer et les larmes vides, elle susurre au désarroi de Treplev ces quelques mots qui englobent notre temps : « Toutes les vies, toutes les vies, toutes les vies, leur triste cycle accompli, se sont éteintes… Voici déjà des milliers de siècles que la Terre ne porte plus un seul être vivant, et cette pauvre Lune allume en vain son fanal. »