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A Peckham, un quartier du sud de Londres, la galeriste Hannah Barry investit un parking aérien d’une programmation spectacle vivant dont l’absence de risque n’a d’égal que la qualité assurée. Elle a récemment offert son plus bel écrin à la pièce mythique de l’artiste nord-irlandaise Oona Doherty “Hope Hunt”.

Depuis sa création en 2015, la pièce tourne dans les programmations du monde – des grandes scènes nationales aux petits festivals de niche -, a été documentée par la BBC et s’est inscrite en classique de la scène chorégraphique contemporaine. Debout au milieu d’un étage de parking vide, le public regarde le ciel gris malgré l’été entre les tours aux briques sombres des logements sociaux environnants. Les arbres se cambrent, offrant à la pièce d’involontaires premiers mouvements. Une voiture à la vitre brisée, raccommodée de plastique et de Gaffer entre en marmonnant une techno étouffée. Un homme sort, ouvre son coffre. Comme expulsée, une jeune femme en survêtement en jaillit et tombe au sol. La danseuse se dresse, se met en mouvement et performe ce qui semble un distillé chorégraphié des codes de la masculinité.

Le regard de la jeune chorégraphe – façon Depardon – s’est posé sur des corps diabolisés, stigmatisés, isolés, ceux des masculinités des milieux populaires de la capitale nord-irlandaise pour réaliser une œuvre qui pourrait s’affilier à de la danse-documentaire. Toute la justesse du travail d’Oona Doherty se place dans une proximité à son sujet – qui lui offre sa justesse – couplée avec un détachement – qui la rend universelle. Choisir son propre corps de femme pour incarner le sujet, lui permet d’échapper au voyeurisme social et d’arracher le mouvement de son réel pour nous le restituer nu.

En 2019, elle organise une audition à Paris et y rencontre la formidable danseuse française Sati Veyrunes qui reprendra le solo et m’a raconté son expérience de la transmission : “Ce solo est une telle performance physique qu’il s’agit de le survivre. Il n’y a donc pas de place pour faire de la psychologie. L’urgence, le cri, le traumatisme générationnel viennent avec le simple fait de tenter d’en venir à bout. C’est comme si la pièce était dans mon dos et me poussait”. Oona a trouvé la justesse sur ces corps en lutte en écrivant un solo qui est une lutte en lui-même, évitant ainsi les écueils d’une écriture trop figurative. Juste arriver à. Simplement essayer de. En quête d’espoir nous dit le titre. On est dans l’interzone juste avant l’espoir. L’état où l’on se débat pour tenter de croire en quelque chose.

L’épuisement du corps, mais aussi des mots. Accompagnant ou ponctuant les mouvements, la danseuse prononce des séquences de phrases dites, redites et redites encore : “On se capte mardi prochain”. Les mots comme les mouvements sont extraits de l’anodin à la pipette et, ainsi isolés, révèlent leurs contours. Faire l’expérience de ce que prononcer veut dire, de la difficulté que cela représente. Infinité de possibles et pourtant entravée. “C’est un voyage en soi d’arriver à articuler quelque chose”, nous dit Sati Veyrunes.

Deuxième partie du solo. La danseuse retire son ensemble de jogging bleu sous lequel était un ensemble similaire mais blanc. Un montage sonore entre le “ Deus” de Gregorio Allegri et des voix d’hommes nord-irlandais extraites de documentaires plonge la pièce dans une beauté grave. Un sentiment d’élévation déplace le curseur vers une perception de ces corps comme sacrifiés, christiques, blessés, sublimes. Basculer les sacrifiés d’une société en figure religieuse de saint ou de martyr peut sembler attendu mais s’agissant de l’Irlande du Nord, c’est plus que pertinent. Un instant elle semble s’envoler, puis l’autre elle secoue sa tête à s’en arracher les joues. C’est une chorégraphie de contraste, entre ombre et lumière. “Le Caravage est une des références majeures du spectacle” nous dit Sati. Elle a aussi revisionné “La haine” ou encore “Un prophète”.

L’interprète est avec nous à Londres, ou bien à Belfast ou bien n’importe où ou l’on se débat pour espérer, peut-être à Marseille qu’elle habite. Sur un terrain de foot, dans un bar, à un date foireux, en rave, dans son lit. L’espace temps semble être contracté et visité simultanément par Sati. J’ai cru d’abord à une forme de collage mais l’écriture chorégraphique s’apparente plus à du cubisme, traduisant sur un même plan la réalité matérielle de la scène et la perception subjective du personnage. “Je traverse ce que le corps affiche et ce qu’il vit, ce qui crée le contraste. Ce qui intéresse Oona ce sont les mouvements où cohabitent fierté et vulnérabilité. ”

A l’image du quartier de Londres qui l’accueille, la pièce s’est gentrifiée depuis sa création en 2015. Les codes vestimentaires des masculinités populaires ont depuis largement été réappropriés par la culture dominante, ce qui a fait passé “Hope Hunt” de radicale et contestataire à parfaitement alignée avec nos esthétiques bourgeoises. Oona, Sati et l’équipe du spectacle en sont conscients et défendent la pièce fidèle à son état d’origine, en l’observant traverser la décennie avec curiosité.