(c) Christophe RAYNAUD DE LAGE

Après “La pluie et Le souffle de K., Alexandre Haslé s’attaque à nouveau à l’écriture subtile et profonde de Daniel Keene.

Seul au plateau, dans un décor délabré, apparaît un personnage sale et dépenaillé, aux atours résolument grotesques. C’est le dictateur de Daniel Keene, incarné en clown triste par Alexandre Haslé, dans une volonté d’outrance immédiate. Le texte, une commande à l’auteur australien, semble décrire le délitement progressif du personnage, s’accrochant à une superbe qu’il semble seul à ne pas voir qu’elle a déjà disparu. Convaincu d’avoir agi pour une juste cause – n’est-ce pas d’ailleurs le cas de tout bourreau ? -, il pérore, éructant sa frustration de n’avoir pas été entendu par ses sujets, bornés et ingrats, et d’avoir, comme tant d’autres avant lui, assisté à son inéluctable déchéance.

Sa logorrhée de bienfaiteur incompris se fissure peu à peu, et s’éclairent alors des recoins plus sombres, où l’horreur des crimes nous saute aux yeux. La bête immonde renaît de ses cendres, et l’acteur endosse l’accoutrement du dictateur, tandis que les objets qui l’entourent se transforment en visages du passé. Une vieille couverture se mue en silhouette inquiétante, au faciès grave, et de chaque recoin délabré émergent soudain les ombres des victimes, déportés, prisonniers… un cortège des morts qui vient soudain hanter son bourreau. Plus les fantômes viennent le surprendre, comme surgis de lui-même, plus le dictateur perd pied, et plus les ombres et les objets s’incarnent, plus le dictateur se mue en pantin désarticulé, réifié, inhumain.

Les images créées au plateau par Alexandre Haslé sont incontestablement belles et finement maîtrisées, et le dialogue entre l’acteur et l’objet d’une précision troublante. Sa virtuosité de marionnettiste – formé auprès d’Ilka Schönbein, dont on ressent d’ailleurs l’influence – est ici incontestable, et les apparitions fantomatiques des victimes s’imposent comme les moments les plus saisissants du spectacle. Mais au-delà de cette indéniable technicité, peinent à se dessiner une cohérence dramaturgique et une tension scénique suffisantes.

La gageure était certes ambitieuse, mais en faisant de son dictateur un clown répugnant et pathétique dès son apparition, Alexandre Haslé semble juger son personnage, voire le priver d’humanité. Une démarche qui tendrait presque au manichéisme, et prive le spectateur de la possibilité, certes dérangeante, de se surprendre en empathie avec le monstre. Les partis-pris de jeu, trop retenus, contribuent à cet étouffement de l’incertain, et manquent parfois l’ambivalence subtile, sur un fil, de l’écriture de Daniel Keene. La force de résonance de ce texte aurait pourtant dû nous placer, subrepticement, face à l’horrible miroir du théâtre : celui qui oblige à se regarder soi-même à travers l’autre, si monstrueux soit-il.