© Pierre Grosbois

L’hétérogénéité des images et l’héritage d’un vague questionnement brechtien, défait du reste de toute vigueur politique, sont devenus un lieu commun du théâtre contemporain. Outre la fatigue cognitive causée par ces collages, on sort un peu désabusé de cette tentative d’animation qui a surtout la vertu, et le vice, de nous surexposer aux séductions de l’image.

Il est donc particulièrement rafraîchissant et nécessaire de suivre le détour de Serre et interroger plutôt l’hétérogénéité du verbe. Le roman est-il soluble dans le théâtre ? Serre renonce à la simple adaptation et fait un théâtre partitif : de la théâtralité pure avec du roman brut dedans, des contaminations littéraires – les inversions du sujet prononcées à voix haute, les passages descriptifs sans dialogue, les retours critiques du narrateur, qui dénoncent la nature subjacente du texte. Avec cette pièce monstrueuse, Serre et ses comédiens nous offrent un rappel de cette force, commune à la littérature et au théâtre, qui touche à ce que Benjamin appelait “l’irraprochable lointain”, et qu’on trouve dans une chose aussi simple, quoiqu’irreprésentable, qu’un petit parfum de violette sur un oreiller d’hôtel, ou dans le vertige qui nous écrase devant le sol sableux d’un cimetière qui nous laisse deviner les êtres chers devenus sentiers caillouteux et gravats ; et dont la puissance de révélation à laquelle il nous expose est identique à celle déclenchée par l’effritement qui pulvérise lentement une madeleine dans l’eau chaude. De Benjamin il est aussi question dans le travail de Sebald, écrivain de l’absence et de la perte, qui manipule donc l’autre objet déterminant de la littérature et du théâtre : la trace. Celle qui substitue à une occurrence unique le support d’une substitution, mots ou souvenirs, capsules chétives dont la valeur ne tient définitivement pas à l’image qu’elle fabrique ou consomme mais au temps même, et dont l’aura a la force d’ébranler l’autorité des choses réelles. Si bien que la photo jaunie d’une randonnée dans l’Oberland bernois nous absorbe et nous convoque infiniment plus que toute réalité immédiate. Les Emigrants sont en somme une démonstration de nos destins : on appartient à ceux qu’on a perdus.Une admiration aussi particulière pour la bande sonore, musicale ou radiophonique, qui bonde la pièce d’autres mots encore, et cette parfaite intelligence de l’espace, qui fait tenir des océans, des forêts et des montagnes, toute une galerie de portraits, dans la boîte noire.