© Antoine Agoudjian

Simon Abkarian, plus de dix ans après “Ménélas Rebétiko Rhapsodie”, poursuit son exploration de la mythologie antique. Nous sommes à la fin de la guerre de Troie. La ville a succombé et Ménélas attend Hélène dans la chambre du palais troyen qu’elle occupait avec son amant Pâris. Le fracas des armes s’est tu.

Le plateau, surchargé d’or et de miroirs, offre un contraste saisissant avec le caractère intime de ces retrouvailles et la légèreté des notes mélancoliques du piano – notons que la voix et la virtuosité de Macha Gharibian accompagnent à merveille le jeu des comédiens. On en viendrait presque à regretter cependant l’artificielle richesse du palais et les jeux de miroirs. Le texte de Simon Abkarian, d’où jaillissent parfois de surprenantes fulgurances, aurait peut-être trouvé un écrin plus approprié dans la douceur feutrée d’une alcôve moins impersonnelle, respirant encore l’effluve des amours interdites de Pâris et d’Hélène. Mais passons outre cela pour pénétrer dans cette chambre où battent deux cœurs…

Hélène, dans un subtil écho au poète et dramaturge grec Dimìtris Dimitriàdis, devient la voix de toutes ces femmes qui s’éteignent dans l’ombre terrible des guerres, brûlant comme les villes qu’on assiège et mourant comme un pays qu’on assassine. La fille de Zeus et de Léda ne fut pas la cause de la guerre de Troie. La raison véritable en fut l’absurde soif de vengeance d’un homme, qui entraîna dans son sillage tout un continent. Or, dans cette chambre du palais troyen, c’est une autre guerre qui se joue. Le sang qui a noirci les rivages troyens, les milliers de combattants morts pour une cause qui les dépasse paraissent des offrandes bien vaines lorsque Ménélas s’effondre aux pieds de la seule citadelle imprenable. Simon Abkarian, dans ce duo étonnant, donne à entendre une voix singulière, celle d’une femme que les Grecs nommaient la chienne (on lira d’ailleurs avec intérêt le beau récit d’Olivier Massé, “La Chienne”, aux éditions Aethalides). Les Athéniens aimaient Homère parce que son immense fresque poétique leur rappelait que les dieux étaient avec eux au cœur de la bataille et qu’héritiers de Ménélas, d’Agamemnon et d’Achille, il ne pouvait rien leur arriver. Simon Abkarian a bien compris que c’est plutôt ce qui a pu se jouer dans cette ellipse du récit homérique – les retrouvailles entre Hélène et Ménélas après la chute d’Ilion – qui intéresse nos contemporains. Le mythe est d’abord le récit d’une histoire intime. On peut mourir pour un sourire, même si cela doit entraîner mille autres morts. Nous l’avons compris nous aussi ce soir-là.

Aurore Frémont incarne une Hélène puissante. Ses cothurnes d’or l’entravent mais, en fragilisant sa démarche, lui confèrent une force immense. Ménélas, incarné par Brontis Jodorowsky, est littéralement écrasé par sa présence. Et, tandis que la nuit gagne cette chambre, on croit voir poindre sur le visage d’Hélène un sourire. L’espérance a vaincu.