© Frédéric Desmesure

Porter sur la scène un des plus grands romans du XIXe siècle est un immense défi. Mais cela peut devenir une véritable gageure lorsque ce récit dissimule une orchestration de voix particulièrement subtile. Pourtant Catherine Marnas, en choisissant, pour sa dernière création au Théâtre National de Bordeaux Aquitaine, de mettre en scène “Le Rouge et le Noir”, navigue avec adresse et agilité – accompagnée dans cette périlleuse traversée par Procuste Oblomov – au milieu des écueils traditionnels de l’adaptation romanesque au théâtre.

Catherine Marnas s’est emparée du récit dans son entièreté, accordant une place importante aux passages narratifs. Aussi les comédiens passent-ils allègrement de la première à la troisième personne – ce qui peut troubler dans un premier temps. Or c’est dans ce joyeux brouhaha de voix que l’adaptation fait sens. Tous les comédiens, à un moment ou à un autre, prennent en charge le récit écrit. Ce dernier, fait de conversations, de sous-conversations et de pensées secrètes, devient ici, par l’entremise des comédiens, parole performative. Le geste accompagne la pensée exprimée à haute voix sans que jamais cela ne paraisse artificiel. Et dans un étonnant mouvement de renversement, les personnages incarnent le narrateur qui, de démiurge, devient, au même titre que Julien Sorel ou Mme de Rênal, un simple personnage – ô combien irrésistible ! – de la machine théâtrale. Stendhal, qui s’était amusé en son temps à débarquer dans le Salon de Madame Ancelot, grimé en César Bombay, fabricant de bas et de bonnets en coton, aurait assurément aimé jouer ce personnage qui, pour reprendre les mots de Georges Blin, s’introduit subrepticement dans une scène langoureuse entre les deux amants. Les discrets hommages aux différentes adaptations cinématographiques du récit stendhalien, par la projection de scènes filmées en direct (à la manière du travail de Cyril Teste) sur les pendrillons translucides, inscrivent ce travail théâtral dans la lignée de ceux qui ont ressuscité Julien Sorel en rendant hommage à Henri Beyle.

Et Julien Sorel, justement, dans tout cela ? « Un transclasse avant l’heure », proclame Catherine Marnas. Il gravit les échelons qui le mènent à la chambre de Mathilde de La Mole comme il gravit ceux de la société, empruntant les voies des seigneurs et des tartuffes, quels qu’ils soient, jusqu’à l’échafaud. L’éblouissante et troublante interprétation de Jules Sagot vient aussi nous rappeler que c’est avant tout l’histoire d’un jeune homme de vingt-trois ans, dévoré d’une passion ardente, qui traverse la société et les cœurs comme une comète, et explose comme une étoile. Le comédien, par son jeu tout en nuances, entraîne dans son sillage l’ensemble de la troupe et il nous semble que Julien Sorel, s’il avait existé, aurait eu les traits de Jules Sagot.

L’histoire a consacré le roman de Stendhal en l’inscrivant définitivement dans les annales de la littérature. Catherine Marnas a voulu sortir ce chef-d’œuvre de la prison dorée où l’on enferme les classiques dont tout le monde parle sans les avoir jamais vraiment bien lus. On aurait évidemment condamné cette folle présomption si la directrice du TNBA avait échoué dans cette tâche. Mais force est de reconnaître que l’on sort de la salle en ayant cette douce et agréable impression d’avoir entendu pour la première fois l’ironie désenchantée et la mélancolique amertume de la voix stendhalienne. Julien Sorel était là, parmi nous, et, pour la première fois, on a aimé la vertueuse insoumission de ce jeune révolté « dévoré de sensibilité, timide, fier et méconnu », comme le fut son créateur.