Il vaut mieux être prévenu avant de s’installer : l’univers de Dennis Kelly est sombre, débridé, décalé ; le temps et la chronologie semblent ne plus avoir de prise sur les événements.
C’est dans ce monde désarticulé, où le concept de Dieu est réduit à quelques rituels parodiques (cf. la désopilante scène de crucifixion paternelle qui ouvre la pièce), qu’évoluent deux enfants, qui n’en sont plus vraiment, Michael et Michelle. Rejouant sans cesse la mort de ceux qui leur ont donné la vie, ces deux êtres (pas si) innocents deviennent les démiurges d’un monde qui leur appartient où l’on peut jouer à mourir puisqu’on peut renaître en un claquement de doigt. Et dans une sorte de joyeux banquet macabre, les enfants deviennent de nouveaux Thyeste, avalant goulûment les cendres des morts et redonnant vie par le sang tété.
Julie Teuf – qui incarne Michelle et signe la mise en scène de cette pièce – recrée sur le plateau une chambre aux faux airs de funérarium. La jeune comédienne issue des rangs de l’ESTBA (École supérieure de Théâtre Bordeaux Aquitaine), dont nous avions déjà vanté la virtuosité de la mise en scène dans une petite forme théâtrale inspirée des aventures de Peter Pan, trouve un espace à la hauteur de son imagination débordante. On pourrait objecter que la chambre est parfois un peu désordonnée, mais il faut se tourner vers le texte de Dennis Kelly pour comprendre que Julie Teuf n’a fait que transcrire au plateau le grand chambardement de la pièce originelle. Le jeu des comédiens est précis, notamment dans cette saynète inspirée des cartoons où les enfants s’ébattent jusqu’à se battre et s’étrangler dans une atmosphère tragicomique. Les lumières, parfaitement maîtrisées (citons ici Jérôme Bertin), nous font pénétrer dans un monde inquiétant où la gentille peluche Gorille revêtue d’un pyjama (incarnée avec talent par Fred Egginton) peut se transformer en une brute épaisse aux ordres d’un personnage maléfique.
Dans cette chambre immense est concentrée toute l’humanité dans ce qu’elle a de plus horrible et de plus beau. La grande réussite de Julie Teuf, qui a visiblement été longtemps hantée par ce texte, est d’avoir su nous convier dans un univers qui lui ressemble, à la fois extravagant et profondément sensible. Pour notre plus grand bonheur.