Comme s’il voulait affirmer l’absurdité du temps calendaire qui fait du mois de décembre la fin d’une pelote narrative sur laquelle nous avons tricoté notre année, Sylvain Creuzevault présente en ce moment « Les Tourmentes » à la MC93. Trois courtes pièces qui contredisent la fin pour marquer la naissance d’un cycle nouveau dans l’oeuvre du metteur en scène.
Une temporalité de création qui fait des deux premiers volets de ce cycle un geste à cheval entre le respect d’une tradition chrétienne qui vit la fin de l’année comme la naissance de ce qui nous sauve, et la pensée de Paul Ricoeur selon laquelle les récits que nous offre l’art ne sont qu’une possibilité donnée à ceux qui le vivent de configurer le temps comme ils le souhaitent. Une démarche ambitieuse, qui marque un respect du temps aussi bien qu’une volonté de le distordre. Comme une façon de dire au public: « je respecte notre hier, mais voici mon aujourd’hui. »
De le dire sans ne jamais l’édicter, car c’est bien ce qui marque avant tout le geste nouveau de Sylvain Creuzevault dans « Au désert » et « Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard » : la sobriété des mots et des gestes. Alors que les dernières années avaient été pour lui l’occasion de dévoiler à son public un théâtre qui parle jusqu’à parfois devenir bavard, voici que les seuls mots que le metteur en scène fait dire à ses comédiens sont ceux du poème de Mallarmé. Des mots que viennent accompagner tout à la fois les gestes éthérés de Juliette De Massy et la musique expérimentale de Pierre-Yves Macé. Autant dire qu’à l’oubli du bruit des œuvres passées doit s’ajouter celui de la fureur qui les traversaient, pour enfin laisser place aux sentiments de ceux qui regardent. Dans le silence du désert qui fait suite aux mots de Mallarmé, le spectateur peut s’installer et laisser vivre l’oeuvre jusqu’à la faire venir à lui autant qu’il le peut dans l’incompréhension qui est la sienne. Car s’il est bien quelque chose qui reste des œuvres passées de Sylvain Creuzevault, c’est ce qu’elles avaient de meilleur : le mystère qui les traverse. Un mystère dont les deux pièces se jouent d’ailleurs dès le départ, quand un homme interrompt le coup de dés pour nous dire « Oh mon Dieu, le langage », avant de se plaindre qu’il ne comprend rien au poème, et pour finir par nous rassurer avec ce mot d’humour : « Pas de panique, Dada arrive ! » Une intervention qui s’ajoute à cette observation relative au poème écrite par Mallarmé, qui fait office de programme de salle et dans laquelle le poète nous dit qu’il aimerait « Qu’on ne lut pas cette note ou que parcourue, même on l’oubliât. » Comme une injonction faite au public de transformer le temps de la représentation en un processus de transsubstantiation qui fera de nous ce que nous souhaiterions être, ou bien comme un prélude au voyage désertique qui arrive ensuite.
Après les flots maritimes des mots du poète symboliste arrive en effet le vent sec du désert que traversent face à nous deux âmes perdues. Etrangement plus signifiants que des mots, ces corps transpercent le temps pour mourir dans les images de Sylvain Creuzevault, et c’est là encore une nouveauté saisissante, tant nous ne savions le metteur en scène capable et désireux d’esthétiser son oeuvre à ce point. Ainsi lâché seul dans le sable et le sang, au milieu de cette plaine que les mots inscrits au mur lui disent « obèse », le spectateur peut vivre pleinement le théâtre comme l’outil de résilience qu’il est parfois, et c’est le regard vide de tout ce qui empêche qu’il observe ce plateau de sable devenu l’espace infini et éternel de projection de ses rêves. Une mer de glace sur laquelle il lui serait enfin devenu possible de chorégraphier sa vie.
Le troisième volet du cycle « Les Tourmentes » sera présenté à partir du 18 décembre à la MC93, et cet article n’en traite pas.