Paysages schizophréniques

Cargo Congo-Lausanne

DR

On connaît bien Rimini Protokoll et leur sens pratique et efficace de création de concepts. Voilà des années que ce collectif suisse envahit les théâtres du monde de ses procédés immersifs et reproductibles à l’envi. La recette est au point : un sujet fort (la vente d’armes, la mort ou encore le sentiment d’appartenance à sa ville), une expérience pour le spectateur (déambulatoire, participative, technologique…), des « experts du quotidien » (pas d’acteur mais des gens qui jouent leur propre rôle) et une déclinaison géographique et culturelle de l’idée (que les grandes villes qui n’ont pas eu leur 100 % lèvent le doigt !). Ce langage théâtral spécifique ouvre les portes à de nouveaux publics, peut-être effrayés ou ennuyés par des spectacles moins accessibles, mais ce serait réducteur de ne considérer ces formes ludiques que comme une ouverture de festival fédératrice et dont, à coup sûr, tout le monde va vouloir en être. Car le talent de Stefan Kaegi est de savoir parler du monde contemporain dans ce qu’il a de prosaïque, de concret, de quotidien. Pas de grande théorie métaphysique apparente mais une volonté d’observer la société et ses acteurs et d’en faire œuvre. Ce n’est pas du théâtre documentaire comme on en voit fleurir récemment un peu partout mais une transformation artistique qui utilise le dispositif comme marchepied à un nouveau regard.

Nouvel opus du voyage commencé à Avignon en 2006, c’est ce soir-là du Congo que les cinquante passagers installés dans ce camion de marchandise vont commencer leur périple. Salle de théâtre en mouvement, la ville défile, scénographie cinématographique pour le moins réaliste éclairée en lumière naturelle déclinante. Accompagnés de deux chauffeurs routiers qui nous livrent leurs expériences et anecdotes d’une vie sur la route, nous voilà aux prises avec une étrange sensation de schizophrénie du regard. Roger au volant, la trentaine joyeuse, nous parle du Congo puis du Rwanda, nous invite à observer les routes difficiles ou les conditions de trafic propres à l’Afrique, mais c’est en réalité la banlieue industrielle de Lausanne de nuit que notre regard ausculte à travers la paroi vitrée du camion. Denis, lui, a dédié sa vie à son entreprise de transport et un peu comme le capitaine du Titanic tout ce qu’il sait sera bientôt obsolète ; l’ère est à l’automatisation ici comme partout. Ces allers-retours permanents entre la réalité du moment et celle de l’histoire que l’on raconte, entre les images projetées et celles vues à travers la vitre sont ponctués par des éclairs de poésie où un boubou africain passe à vélo comme si de rien n’était, réchauffant quelques secondes par sa présence furtive le froid helvétique ou encore cette chanteuse au milieu d’un rond-point qui image les souvenirs de nos chauffeurs et nous permet de les partager pleinement avec eux. Débarquement deux heures et quelques milliers de kilomètres plus tard, reconnaissants de cette confession psychanalytique en mouvement, nous remercions chaleureusement nos deux acteurs d’un soir pour la balade, le regard enrichi par la dichotomie des paysages explorés.