Peer Gynt & Rock’n’Trolls

Peer Gynt

(c) Gaëlle Simon

« Quand j’avais 18 ans, je vivais à New York (…) J’ai eu une révélation en lisant Peer Gynt pour la toute première fois : j’étais captivée par ce classique si délirant, si poétique, d’une modernité frappante. Et j’ai commencé à imaginer (je n’étais pas du tout metteur en scène à l’époque) une version musicale avec Iggy Pop en Peer Gynt et David Bowie en roi des trolls. »

Quelques décennies plus tard, Irina Brook s’attaque à la farce satirique teintée de fantastique d’Ibsen, si singulière par rapport aux œuvres postérieures de l’auteur, plus connu pour son austérité et son esprit de sérieux. Ici, point de tragédie réaliste mais une histoire poétique et chatoyante, pleine de rebondissements et d’aventures. Et si Bowie est parti pour d’autre space oddity, Iggy Pop a composé deux chansons inédites pour la mise en scène ; à cela s’ajoutent des poèmes de Sam Sheppard écrits pour les monologues de Peer. Bref, un joli pedigree pour moderniser la pièce, bien aguicheur sur le papier.

La metteure en scène garde la trame de la pièce, celle d’un jeune homme ambitieux et égoïste, rêvant de gloire alors qu’il vit chichement au fin fond d’une forêt scandinave avec sa mère, où il est pris pour un fou. Irina Brook en fait une rock star (mais de musique country, sic), « P.G. », incarné par Ivar Sigurdsson, après qu’il a fait de l’injonction des trolls « just satisfy yourself ! » sa devise. Mais sa volonté de tout sacrifier à ses désirs n’atténue pas sa détresse, et il reste une énigme, insoluble, opaque : les couches d’un oignon, oint des mystères de l’apparence, voile de Maya à sempiternellement soulever.

Pièce classique mais aux thèmes — quête identitaire et questionnements existentiels ­­— jamais éculés, le public est néanmoins acculé à un tourbillon diablement orchestré, une machine bien huilée qui a tout pour réjouir, jusqu’à l’étourdissement. Avec treize comédiens virtuoses et internationaux qui jouent, chantent, dansent, la metteuse en scène signe un spectacle haut en couleurs dans l’écrin des Bouffes du Nord : la scène se peuple d’êtres étranges, de costumes scintillants, de masques affriolants suivant les différents voyages et reflétant les espaces mentaux de l’(anti-)héros, alors qu’il multiplie les rencontres dans un monde vaste, aux visages multiples. Peer Gynt est homme de théâtre, et la pièce elle-même, initialement conçue comme « théâtre dans le fauteuil » croise les genres, regorge de personnages, multiplie les rebondissements et s’affranchit des contraintes matérielles du théâtre avec un rythme en montagnes russes. Mais cette diversité enthousiaste tend à se révéler paradoxalement contre-productive : à force de vouloir plaire aux spectateurs, elle peut laisser froid, saturant tout l’espace de réflexion du public. Si « la surface est ce que nous avons de plus profond », ici le foisonnement dessert parfois la mise en avant du propos existentiel au profit d’un déploiement de tous les artifices du théâtre : show devant, laissant tout silence derrière.

Néanmoins, l’œil frise devant la belle orchestration de l’ensemble, l’énergie généreuse des comédiens, la gracilité des gestes de Shantala Shivalingappa, la malice adolescente dans le regard d’un quinqua. Un spectacle complet et efficace, populaire et séduisant.