Le rouge et le noir de Ren Hang

« LOVE, REN HANG »

(c) Ren Hang

Des visages inexpressifs, un punctum rouge, des corps nus, un élément incongru – une fleur, un animal –  se détachant sur un fond uni, le tout saisi dans un flash agressif. Telle pourrait être la marque de fabrique des photographies, pour certaines devenues iconiques, de l’artiste Ren Hang.

Auréolé par le disque noir du suicidé, le photographe-météore a réussi, malgré la brièveté de sa carrière, à imposer un style, et la Maison Européenne de la Photographie lui rend hommage avec une grande rétrospective, permettant de découvrir 150 tirages, 1 200 images en diaporama – récupérées dans l’archéologie du web -, des livres auto-publiés, un recueil de poèmes.

Plutôt que la philosophie dans le boudoir, le jeune Chinois pratiquait une sorte de photographie dans les dortoirs : prenant la plupart du temps ses ami·e·s comme modèles, ou des personnes rencontrées à travers les réseaux sociaux, il capturait avec son Minolta compact leurs corps menus qui, sous son œil, se contorsionnent, s’entremêlent, se font chair : ils deviennent matière et perdent leur singularité pour devenir lignes et courbes, comme des peintures vivantes, un brin malsaine, de Schiele. Renouvelant le nu en photographie, dans un pays qui n’y avait jamais vraiment porté intérêt, Ren Hang s’amuse, préférant le ludisme à l’érotisme, et propose une sensualité décalée du clin d’œil. Surtout, il privilégie des jeux de composition, créant la surprise en recourant à un bestiaire fait d’oiseaux et de reptiles, derrière la porte close de son appartement, ou lors de sorties interlopes dans des parcs, la nuit. Le cocasse affleure de peau, la joie adolescente de la transgression transparaît tandis qu’un serpent glisse sur une épaule, une langue coquine se tend vers une tige pleine de fourmis, une femme, aux carré plongeant et regard impertinent, tient un poisson sorti d’une marée noire, un dos nu éclaire la nuit entre deux lotus…

Peau diaphane, cheveux jais, regard frontal, rouge à lèvres et ongles rouges, comme autant de pigments donnant du piment à ces tableaux saisis sur le vif : Ren Hang ne s’éparpille pas et construit, à l’aide d’un dispositif simple, ouvert à l’improvisation et à l’intuition, un univers aisément reconnaissable, où l’humour provoque souvent un sourire en coin chez le regardeur : une colombe posée sur un derrière, une vallée de fesses évoquant des dunes surréalistes, des tomates cerises détournées… Humour que les autorités chinoises ont bien souvent peu goûté, n’hésitant pas à censurer ses productions et expositions, même si le jeune photographe ne se revendiquait pas d’une démarche politique, et son travail témoigne plutôt d’un désengagement par le repli sur le privé. Mais la liberté se dégageant de ses œuvres relevait déjà de l’insupportable pour un régime dictatorial, dont on sait qu’il n’hésite pas à faire « disparaître » tout artiste ne rentrant pas dans le rang, tant et si bien que le performer Liu Bolin, au surnom ad hoc, « the invisible man », a transformé l’art de la disparition en moyen de dénonciation.

Comme l’écrit Raphaele Godin, du magazine Pulp, « C’est seuls que nous laisse Ren Hang face à ses images, sans titres, sans marges, sans repères ». Seul repère ici, peut-être, le titre de l’exposition – LOVE. Pourtant, si les membres se touchent, se lèchent, s’imbriquent, la tendresse n’est présente que dans quelques rares clichés. Dans cette jeunesse post-révolution chinoise, de l’ère de l’enfant unique, les corps semblent se redoubler de façon kaléidoscopique, et l’homosexualité, dérangeante pour le gouvernement chinois, ne tend à faire signe que vers le reflet, le miroir, le semblable. Bien qu’il photographie le plus souvent chez lui, dans sa chambre claire, ou dans quelques lieux de sa géographie personnelle – comme du haut de cet immeuble dont il se jettera pour mettre fin à ces jours  -, Ren Hang n’est pas un photographe de l’intime, et les photos nous maintiennent à une certaine distance papier glacé, qui a évidemment su séduire la mode et les magazines branchés.

Si l’on esquisse un sourire, rien ne nous touche véritablement dans cette répétition du même, dont on se demande comment, si sa carrière n’avait pas été si vite interrompue, il aurait réussi à se renouveler. Sans le caractère subversif de Nobuyoshi Araki, fameux photographe japonais des années 70, ou même plus récemment de Wolfgang Tillmans, reprenant la frontalité de Terry Richardson, les photographies de Ren Hang apparaissent faussement sulfureuses, séduisantes certes, mais pourraient finalement se réduire à une bulle hype qui éclate bien vite à la surface.

Images fixes, évidemment, mais au sens déjà figé.