© Petr Neubert

« La Ronde » de Schnitzler version Arthur Nauzyciel est bien sépulcrale, et pour cause : exit le plaisir, la chair est une inquiétante surface de domination, et toute griffe séductrice est devenue un masque de la violence. 

Les dix personnages se succèdent, lancinants en lingerie de macchabée : morts-vivants avant l’heure, quand leur bouche n’est pas cousue à l’image de la première en scène, leurs mots sont flapis, déjà usés par un autre, ou balancés à un autre. Chacun rentre sur le ring de la copulation dans un train qui pénètre une grande arche (image trop lisible pour qu’on l’explique) ; le coït est clos d’avance, tout est pile poil à l’heure, et bientôt c’est le moment de repartir pour l’un des deux amants. L’autre reste, pas pour longtemps : viande à dominer à son tour, il aura bientôt disparu de la scène, du monde. Dans cette « Ronde », le coït est fantomatique — d’ailleurs pas besoin de tout enlever, pas besoin de se serrer l’un à l’autre : les anciens amants, revenus d’entre les évanouis, dansent à leur place la danse de l’amour mortifère… On couche toujours avec les spectres des autres. Dans un espace mental pas moins décadent que la société qu’il esquisse, le bal des presque morts tourne de plus en plus près, et tous épris d’une maladie cryptique (au moins à première vue), ils grossissent les rangs de « ceux qui font l’amour sans s’aimer » pour le dire avec Leos Carax.

Car l’amour est le prête-nom d’une danse moins opaque qu’obscure : les gestes chorégraphiés par Phia Ménard sont ceux, brutaux, que les hommes font aux femmes — bref, ceux de la domination masculine. Ils s’agrègent à ceux de la domination de classe : le bourgeois baise le pauvre, l’homme baise la femme ; c’est une comptine de l’humanité, d’ailleurs on l’entend à chaque danse. Le monde est malade de lui-même — mais pas d’espoir à l’horizon, et même le pire à venir, puisque les plans de Germania (la ville rêvée d’Hitler) montent et descendent au lointain dans la scénographie de Riccardo Hernández : les personnages sortent de l’enfer qu’ils subissent plus ou moins à leur insu. Dans cette version, « La Ronde », écrite en 1904 par Arthur Schnitzler, dramaturge et médecin juif, s’inquiète du bruit des bottes, et le train qui sort des ténèbres en rappelle un autre, moins métaphorique. Au sein de ce monde qui court à sa perte, seule la comédienne, vaquant par-delà les codes de la réalité, réchappe un peu au virus de la domination mortifère, elle se déjoue des hommes et de la richesse : « le vrai est devenu un moment du faux », disait l’autre. Mais ensemble, la troupe décadente échoue à se désengluer, les transpirations en épilogue auront beau éveiller un instant le plaisir ou la révolte, ils n’ont pas la verve de « Saison Sèche » : le virus ne s’évapore pas si vite, et faute d’absolution tous partent en maudite catabase dans le train de l’enfer (mental, nazi). 

La pièce, qui créa grand scandale à sa parution, est encore un sacré tiroir d’interprétations (voir la version modernisée de Johanny Bert récemment) : l’adaptation spectrale de Nauzyciel, elle, décrit un monde sans rédemption personnelle et sociale, que les chorégraphies de Phia Ménard clarifient au besoin, et au vitriol : la faute aux mécanismes immémoriaux de pouvoir (de genre, de classe), il va falloir surpasser la décadence des années 1930 pour se sortir de la boue de notre propre zeitgeist.