© Francoise Robert

Que peut-on transmettre de la guerre à ceux qui ne l’ont pas vécue ? Pour sa première création, le comédien Sébastien Foucault a recueilli les témoignages d’anciens journalistes pour tenter de cerner la réalité ambiguë entretenue par le récit de la guerre en ex-Yougoslavie.

Après une décennie à jouer auprès de Milo Rau, Sébastien Foucault a certainement eu le temps de laisser infuser en lui ce réalisme documentaire qui est la marque de fabrique du metteur en scène suisse, à tel point que « Reporters de guerre » semble suivre pas à pas le manifeste de Gand. Sur le plateau, on comprend dès l’incipit que tout sera dédié à la parole, avec une scénographie reconstituant différentes situations d’entretiens radiophoniques, démultipliant émetteurs et receveurs audio. Car encore plus que la guerre, c’est d’abord la radio qui est au cœur du dispositif dramaturgique et qui fait l’objet d’un hommage théâtral. Ce qui compte ici n’est pas de voir les reporters en action, mais d’entendre leurs récits, dans un projet qui comporte bien des similarités avec le récent « Dans la mesure de l’impossible » de Tiago Rodrigues. Trois anciens journalistes de guerre – Vedrana Božinović, Michel Villée et Françoise Wallemacq – jouent leur propre rôle et soulignent combien la radio, dans les heures sombres de Sarajevo, était le seul média à continuer de fonctionner en dépit de la destruction des centres de communication et des ruptures d’électricité.

Sans surprise, la verdeur enthousiaste des jeunes correspondants de guerre se délite face aux horreurs indicibles de la guerre et au sentiment d’impuissance de la communauté internationale à pacifier la région. Le second volet du spectacle délaisse partiellement le dispositif radiophonique pour devenir plus narratif, déployant une série de ficelles scéniques (projection de visuels, participation du public, marionnette…) afin de retracer minute après minute l’un des drames oubliés de la guerre, le massacre de Tuzla du 25 mai 1995, avec une violence reconstitutive inouïe. Très ambivalente, cette longue séquence est comme l’aveu d’un double échec : l’impossibilité de prévenir les drames mais aussi d’en rendre compte à leur juste mesure. Comme si Sébastien Foucault n’avait pu, à son tour, se résoudre à laisser la parole seule soutenir le dessein mémoriel. Comme si les mots étaient voués à s’effondrer dans leur propre défaillance, à peine capables de décrire le cimetière improvisé de Tuzla, seul endroit où, dans la mort, coexistent paisiblement toutes les communautés : serbes, bosniaques et croates, catholiques, orthodoxes et musulmans.

A la question principielle, il est répondu un « non » pessimiste : on ne peut qu’effleurer, avec plus ou moins de pathos, ce que la guerre a été pour ceux qui l’ont traversée, sans perdre de vue qu’elle rôde toujours auprès de chacun, mais pour qui ne pense jamais la connaître. Mais le plus terrible est la constatation faite par Vedrana Božinović que tout cela, la lutte et la résilience, n’a servi à rien, que les survivants sont devenus, dans le sang, les citoyens déphasés d’une énième province capitaliste, tandis que résonne le sarcasme chansonnier d’Arno : « Putain, putain c’est vachement bien, nous sommes quand même tous des Européens ». La boucle est bouclée : le spectacle avait commencé par un extrait d’un des monologues les plus mythiques de toute l’histoire du cinéma, celui de l’androïde joué par Rutger Hauer dans le « Blade Runner » de Ridley Scott, et s’achève dans cette vertigineuse et désespérante beauté : « Tous ces moments se perdront dans l’oubli comme des larmes dans la pluie ».