© Jean-Pierre Estournet

Difficile de lire cet ultime spectacle du Radeau hors des circonstances indicibles dans lesquelles il est donné, les fantômes bruissant dans ses rideaux brechtiens et les acteur.rice.s orphelin.e.s qui les convoquent nous murmurant surtout le nom d’un grand absent.

Difficile de ne pas le lire tout court, tant « Par autan » s’inscrit dans l’étroit lignage  scénographique et dramaturgique d’« Item » (les deux créations vont tourner ces prochaines années), qui était déjà une œuvre bien plus verbale qu’aux habitudes du Radeau (Victor Inisan soulignait cette inflexion dans sa critique), une œuvre dont les textes semblaient se répondre plus rationnellement qu’au temps des tableaux ailés et égarés cousus par François Tanguy. De fait, sans crier à la clarté métaphorique, nous repérons dans « Par autan » un motif encore plus unitaire, que les Romantiques ont tant affectionné : celui du vent comme promesse d’absolu et de sublime, du vent comme agitateur rêvé des mélancoliques, du vent comme compagnon de l’art (complice du chant en particulier, celui qui emporte les plus robustes « caisses de fer »). Unité thématique accentuée par la cohérence littéraire du spectacle, où dominent des textes de Walser. 

Les labyrinthes du Radeau s’en trouvent eux-mêmes désagités : si quelques rafales soulèvent l’image contourée du départ (où gît en son centre, ironie d’un tableau encore mort, un animal empaillé), et ouvrent progressivement les châssis vers des lointains toujours peu sûrs, la scène semble globalement moins mouvante et moins immatérielle qu’au temps des légendaires « soubresauts » (titre déjà venteux d’une précédente création). Ainsi, « Par autan » est le drame d’un espace qui échoue à être drastiquement soufflé. Le rideau blanc de fortune (matérialisation d’une lune tombant brusquement dans la cour), qui ennuage finalement le spectacle en s’imposant en avant-scène, semble priver définitivement le plateau de ses seuils kaléidoscopiques et de sa capacité à déporter le regard vers d’invisibles paysages, qui vivent par-delà les verrières. L’œil bute alors contre un vieux truc de théâtre : un pauvre écran blanc qui murmure à l’imaginaire son désir de l’agiter. Un écran qui dit en même temps, par sa facture rudimentaire, le beau désœuvrement de cet art qui finit par méloper sa fragile capacité à éventer les imaginaires et à imposer le poème comme souffle premier, comme principe sublime du monde. 

Les nombreux textes sur l’art, évoquant autant le personnage tragique que les soirées théâtrales fanées d’un certain Cabaret de la Montagne, disent eux aussi la périlleuse naissance du chant et l’envol incertain de l’humain que les acteur.rice.s souvent resserré.e.s, assis.e.s, empaillé.e.s, attendant que les praticables forment des toboggans et que les voiles brechtiennes se lèvent enfin, performent constamment. À la merci de ce vent (« maître des destinées » disait Maeterlinck) qui surgit par caprices, qui « souffle […] sur toutes les têtes des hommes » pour leur offrir la vie et emporter leurs poussières (comme l’écrit cette fois dialectiquement Victor Hugo), de ce vent qui est moins un complice qu’un personnage sublime que le théâtre rêve d’attraper, « Par autan » est ainsi empreint d’une mélancolie esthétique qui n’en fait pas pour autant un ostentatoire chant du cygne (comme a pu l’être, par exemple, le dernier spectacle de Novarina) mais un poème plus réflexif, plus inquiet, moins démesuré, et néanmoins toujours actif. Nous entendons l’action au sens que lui donne Paul Valéry, lorsqu’il évoque un poème qui « transporte l’être non à un but définissable mais à un état ». Ces états imprévus, improbables et innommables dans lequel le poème nous met, peuvent naître autant de ce vieux bois encavé, dont les châssis sont faits, et dont le vent révèle l’odeur inconnue, que de l’entrevision d’un lac obscur, suggéré par trois femmes qui semblent veiller un mort.

« Je suis parti avec le vent », c’est par ces mots que s’achèvent un texte de Jon Fosse, dont Patrice Chéreau a tiré l’un de ses derniers spectacles. À croire qu’au théâtre, le réel bruisse toujours sous les plus grands symboles.