La vie sous la pierre

Welfare

Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Une inquiétude précédait cette adaptation de « Welfare » : le bloc aride de réel qu’avait façonné le documentaire de Wiseman en 1973 allait-il tourner théâtralement au naturalisme sur-incarné et édifiant, au drame socialo-choral comme en raffolaient Edward Bond ou Lars Norén dans les années 1990 ? Si le spectacle de Julie Deliquet ne détrompe pas cet a priori, c’est bien cette dramatisation sans gêne du document, contraire aux expérimentations actuelles et précautionneuses d’un certain théâtre du réel (celui de Milo Rau en particulier), qui fait la paradoxale et malgré tout vulnérable radicalité de « Welfare ».

Deliquet assène effectivement un geste a priori inconvenant, et ce à double égard. D’abord éthiquement : le processus de fictionnalisation (hissement des personnes originelles en personnages, composition des trajectoires individuelles) et de théâtralisation du documentaire (choix d’un autre espace unitaire que dans le film, un gymnase, et d’une dramaturgie quasi tripartite) n’est jamais situé, coordonné, problématisé. Celui-ci s’impose sans aucun seuil. Il faut alors accepter cette dévoration du réel par les signes mimétiques du théâtre sans trop crier à la récupération et à l’inauthentique, au risque d’une coupure immédiate avec la représentation. S’ajoute à cela une audace esthétique de circonstance : la cour du palais des Papes n’est pas seulement désacralisée par les vies invisibles qui s’y révèlent mais drastiquement niée. Et ce parce que la scénographie indicielle, au prosaïsme flashy, conçue par Zoé Pautet et Julie Deliquet elle-même, n’épouse pas l’architecture lapidaire mais l’occupe sans façon. Par cet espace qui relève davantage du décor que du dispositif – il n’agit d’ailleurs pas beaucoup sur les corps en présence –, le naturalisme fait littéralement effraction, rêvant de rendre à cette cour, comme l’écrit Deliquet, une « fonction sociétale ». Promener un tel miroir dans la forteresse avignonnaise, hantée par les grands mythes et les vies dantesques (à l’exception peut-être des ouvriers de « Par les villages » en 2014, le lyrisme en plus), aura-t-il suffi à y faire grouiller cette vie marginale qui manquait à ses pierres ?

La réponse est retorse, car elle peut dépendre d’abord de la position occupée par chaque spectateur·rice dans un gradin qui transforme avec la hauteur – cela a été notre expérience – ce milieu de vie brute en tableau engoncé et lointain, en pure représentation qui détruit l’empathie et a fortiori le surgissement cognant du réel. Ces justifications matérielles mises à part, l’impasse représentative semble aussi inhérente au processus dramaturgique. Le documentaire de Wiseman faisait surgir un je-ne-sais-quoi de théâtral dans tous ces parcours minés par le kafkaïsme du centre social, parcours devenant souvent malgré eux – cela faisait l’humour épisodique du film – des « dramuscules » impromptus. Voilà pourquoi Wiseman a peut-être évoqué, à la metteure en scène notamment, le rapprochement possible de son œuvre avec le théâtre. Sauf que la transposition scénique produit une dynamique contraire. L’écriture des trajectoires et la distance physique avec les acteur·rice·s augmentent cette dramaticité indirecte du matériau, mais estompent du même coup le grain indomesticable et aléatoire de réel qui insistait à l’image et contestait le cadrage. Force dissensuelle sans équivalent scénique ici. En conséquence, les parcours individuels se décrivent plus qu’ils ne se vivent, se racontent plus qu’ils ne se montrent. Rien d’étonnant alors d’aboutir à la critique attendue d’un naturalisme encore une fois constatatif et non transformateur. Rêver alors à des « échappées », à des « horizons », à l’émergence d’une « parole citoyenne » – mots d’ordre de Deliquet – grâce à ce régime représentatif paraît quelque peu contradictoire : naturalisme et idéalisme n’ont jamais fait bon ménage.