No Spain no gain

Thisispain

© Laetitia Boulud, Eli Katz

On avait découvert le travail d’Hillel Kogan avec l’excellent « We Love Arabs », qui abordait par l’humour noir et les marges impertinentes le conflit israélo-palestinien. On retrouve le chorégraphe et ex-danseur de la Batsheva dans un jubilatoire dialogue avec sa compatriote flamenquiste Mijal Natan.

Il ne faut pas longtemps pour que le mystérieux syntagme du titre ne dévoile son ambiguïté lacanienne, et que du pain au Spain il n’y ait qu’un lapsus à franchir. De même que « We Love Arabs » laissait s’écouler une cascade de stéréotypes pour mieux les déconstruire, c’est par l’inventaire des clichés espagnols que tout commence, de la fiesta à la siesta. L’Espagne, qui n’est plus à une contradiction près, est à la fois ce lieu de beauté et de guerre civile, de colonisation et de spoliation de l’argent des Juifs, le berceau de Picasso qui réunit en un seul homme génie et ordure. Mais aussi un pays rebelle où le macho n’est pas encore annihilé par le gender fluid. En somme : une culture de paradoxes et de points d’exclamation.

Une fois remises à l’heure (laquelle ?) les pendules hispaniques, le caustique Kogan juxtapose, en une série décousue mêlant chorégraphie et prise de parole, tous les clichés du flamenco, du cante profond aux interjections des « olé », du braceo au zapateado. Ou, plutôt, les clichés de la danse contemporaine remisée sur l’autel flamenco, exprimés dans son langage, avec un art du détournement qui est aussi post-théâtral que judicieusement ludique. Mais « Thisispain » n’est pas un spectacle sur l’Espagne, et le taureau planté sur la scène n’est que de bric et de broc : anti-didactique, anti-démonstratif, anti-narratif, le projet de Kogan donne au flamenco le rôle de cellule rythmique fondamentale, comme le repère vital, le battement cardiaque et le cri qui rendent caduque toute tentative de comparer la douleur des uns et des autres. Une séquence en duo, a compas, est symptomatique de cet effet de décalage entre la parole profane et anecdotique et la métrique de l’accompagnement de Natan énonçant les douze temps de la boucle rythmique.

La danse chez Kogan, bien que dédramatisée par l’humour, est davantage qu’un jeu avec le langage : c’est un exorcisme dialogué entre nos dilemmes psychiques et identitaires. La géopolitique n’est jamais loin quand il s’agit d’énumérer – aussi drolatiquement soit-il – la liste des noms de famille séfarades qui seraient en droit de revendiquer la nationalité espagnole… C’est peut-être le patrimoine gitan, dans la généalogie flamenquiste, qui exprime le mieux l’irréductible questionnement de l’identité et du territoire et qui trouve avec le fatum israélien un point de résonance particulièrement fécond. Spectacle irrésolu et vacillant, « Thisispain » réussit, sur le fil, à montrer que la danse est elle aussi une identité et un territoire, un espace-temps dont l’appropriation, jamais complète, n’est pas une colonisation mais une rêverie partagée.