Antigone renaît dans la terre militante du Brésil

Antigone en Amazonie

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Dans « Les Lumières de la ville », un des plus beaux films de Chaplin, Charlot ramasse un drapeau tombé d’un camion et l’agite par erreur, tant et si bien qu’une foule le suit rapidement. La cause ne semble pas importer, seul le fait d’être ensemble derrière un même étendard donne aux manifestants une raison de marcher. Dans la dernière production du metteur en scène suisse Milo Rau, tout commence aussi par un drapeau rouge brandi comme symbole de toutes les résistances, et qu’elles s’expriment en portugais du Brésil ou en flamand compte peu. La terre qui recouvre le plateau suffit à faire front commun contre tous les monstres qui grondent.

« Antigone », la tragédie de Sophocle, qui sert de sédiment à cette nouvelle création, débute par ces vers : « Beaucoup est monstrueux / Rien cependant qui soit / Plus monstrueux que l’homme. » Ce mantra du Ve siècle avant Jésus-Christ est scandé par les quatre acteurs sur scène, deux Brésiliens et deux Belges, comme une justification à toutes les horreurs humaines que le spectacle va mettre à jour. Car si nous sommes témoins du célèbre « non » d’Antigone et des conséquences de sa rébellion, nous participons aussi, comme un chœur silencieux mais à l’écoute, à la reconstitution du massacre du 17 avril 1996 pendant lequel vingt et un manifestants du Mouvement des sans-terre (MST) ont été abattus par la police sur la route de Belém. Le lien entre la tragédie antique et la réalité contemporaine se fait sur scène dans un théâtre qui explique ce qu’il fait et les conditions de mise en scène du projet. Les liens dramaturgiques sont explicités par les acteurs, les militants donnent de la voix et du sens au chœur antique, Polynice, lui, devient la figure du militant assassiné sur la route sans sépulture et qui laisse toujours aujourd’hui ses camarades sans repos. Antigone portée à l’écran seulement par Kay Sara (dont le nom signifie « celle qui prend soin des autres ») tient son rôle de sacrifiée volontaire, déjà symbole avant que d’être morte.

Les survivants du massacre sont en première ligne pour guider le film de la reconstitution dirigé au Brésil par le metteur en scène et projeté sur scène ; les images du massacre se mêlent à celles des répétitions d’Antigone et au jeu des acteurs sur le plateau qui ne cesse d’interagir avec elles. Le travail avec l’écran est subtil et se décline tantôt comme une plongée en Amazonie avec les femmes et les hommes qui ont participé à ce projet depuis leur village perdu dans la jungle, tantôt comme un double qui souffre toujours un léger décalage, une même scène jouée à l’écran au Brésil et devant nous sur le plateau, comme pour réaffirmer la puissance émotive du théâtre, plus perçante que n’importe quelle image filmée.

Milo Rau travaille théâtralement depuis longtemps sur la violence, intime et sociale, et n’épargne jamais le spectateur, tout comme Antigone n’épargna pas les siens ; la radicalité ne permet la douceur que dans la peine ou dans la lutte collective. Le théâtre offre cependant un sixième acte à la tragédie : en reconstituant le massacre au Brésil et le geste d’Antigone, en répétant ad libitum ces moments décisifs de notre histoire grâce aux acteurs et aux artifices du théâtre, nous revivons collectivement le monstrueux et le sublime. Gageons que Milo Rau et son œuvre agissent sur nos consciences et fassent de nous des spectateurs éveillés.