© Jean-Louis Fernandez

Qu’un dispositif théâtral déploie une armature littéraire dans toute son intégrité est chose rare. « Le Voyage dans l’Est » de Stanislas Nordey n’évince en effet aucune strate du roman de Christine Angot, parvenant à exhumer ses lignes plurielles, à le saisir comme bien autre chose qu’une autofiction traumatique. Aussi implacable que complexe, le spectacle sécrète autant un choc émotionnel qu’une déflagration intellectuelle.

Et ce parce que le texte d’Angot fonctionne lui-même comme tentative d’intellection et non comme ressassement émotif d’une tragédie personnelle. Le roman peut se lire effectivement comme une aventure linguistique, comme une quête de destitution du Logos paternel, comme une guerre contre les hiéroglyphes envoutants du Pharaon au profit d’une idée claire, d’un signe sauvé des ténèbres. De fait, loin de le maintenir comme chose impensable, le roman réussit finalement à penser l’inceste comme « signe, absolu, d’un pouvoir privé qui s’exerce sur un cercle, et qui est respecté au-delà du cercle, par tous ceux qui s’inclinent devant le rapport d’autorité. » L’espace de Nordey remise lui-même ses murs gravés de mots mystérieux, le tombeau laisse place à la boîte nue du théâtre où le réel s’impose enfin. Car « Le Voyage dans l’Est » raconte au fond une effraction langagière. À la langue du père qui maintenait l’inaccessibilité du vrai en imposant son empire de l’ambiguïté – celui-ci conseille même à Christine l’ère du soupçon à la Robbe-Grillet comme paradigme littéraire – s’oppose une langue au couteau qui exècre les ombres. Cette langue exclusivement nominatrice qu’incarne judicieusement Charline Grand, dont l’âge correspond à celui de l’écrivaine accomplie et engagée, et dont la diction est volontairement plus précise et plus blanche que celle des deux autres Christine.

Maintenu au départ comme matériau littéraire, auquel la scène prête volontairement peu de reliefs – les découpes lumineuses tirent le plateau vers la page blanche et les corps semblent réécrire plus qu’interpréter – le roman franchit ensuite des seuils d’incarnation. Si cette éthique de la représentation induit une première heure assez âpre, celle-ci est nécessaire pour exclure toute mimesis inconvenante et pour mieux autoriser le théâtre à s’imposer ensuite. Jusque là spectralisée par l’image vidéo, autant pour signifier son emprise que pour éviter sa voyeuriste incarnation, la jeune Christine impose ce changement de théâtralité lors de son monologue – parole qui cristallise le point de bascule d’une innocence à laquelle Carla Audebaud confère une ambivalence à pleurer. Voilà donc un spectacle solidement arrimé à un roman mais qui justifie sans cesse son autonomie théâtrale. En premier lieu par sa capacité à transcender la voix de Christine Angot, que l’on entend sans cesse en lisant, mais dont on oublie ici le timbre et la juste colère en étant d’abord frappé.e.s par l’acuité politique totalement universelle de son œuvre, et par la complexité jusque là sous-exposée de son esthétique.