(c) Pierre Planchenault

Après “Sitcom” et “Heartbreaker(s)”, premiers volets d’une autobiographie polyphonique par laquelle le comédien et performeur Nicolas Meusnier creuse sa mémoire à la recherche de ses empêchements, “Storytelling”, troisième et dernier opus, en forme de séance d’exorcisme, au ton méta – le titre ne trompe pas –, rappelle sur scène certains personnages pour mieux les relire.

Une séance de spiritisme comme une invention, dans sa double acception de « (re)trouvaille » et d’« imagination », des voix familiales, autant de partitions pour la virtuosité d’une seule pythie, le protéi-phone Nicolas Meusnier.

Sont ainsi convoqués à la table – de travail, car spiritisme et art théâtral riment ici par analogie – quelques spectres, encore vivants – la sœur, la grand-mère et ses colères aux accents toniques – ou bien morts, dont, surtout, l’imprévisible mère, qui se révèle, dans tous les sens du terme, figure d’achoppement de l’écriture. Véritable présence absente, celle autour de laquelle toutes ces voix tournent par amplifications pour mieux faire entendre l’obstacle (fécond) qu’elle incarne. La mère serait « la source noire », comme dirait Jean Rouaud, des mots du fils, l’encrier de ses é-cris de souffrance, un réservoir inépuisable d’après-coups théâtraux – ici, le suicide annoncé de l’amoureux qui ouvre la pièce comme pré-texte, entre autres, au resurgissement de la propre tentative de suicide de la mère. Jusqu’à chercher ce qui, en soi, et peut-être dans ce geste créateur fou lui-même, qui ne cesse de se regarder pour mieux fouiller le passé, perdure de cette étrangère familière – on pense, là encore, au cycle autobiographique de Jean Rouaud et à cette interrogation formulée au sujet de son père dans “L’Invention de l’auteur” : « Où est-ce que je m’arrête ? Où commence-t-il ? Qu’est-ce qui passe entre nous ? Qu’est-ce qui ne passe pas ? ».

Quoique certains dialogues gagneraient à être resserrés, cette autobiographie chorale lancée à couteaux tranchants évite l’étouffement en (s’)offrant des respirations bienvenues, en trouant ses mailles à mesure qu’elle les tricote. Un rôle notamment conféré à l’humour, auquel participe, il faut le souligner, un jeu très maîtrisé d’ombres et de lumières, parfois comique, voire burlesque, car hyperbolique. Par-delà un allègement du malheur, d’autant plus salvateur quand il colore les pas de côté méta qui émaillent le texte – « pleure pas, ça te fera une introduction pour ton prochain spectacle » –, l’humour servirait un double mouvement. En effet, la dégradation, la désactivation permanente de la scène de spiritisme – pensons à la fumée que l’on voit se déclencher exagérément fort – s’accompagne, dans un même geste, de la violente élucidation de fragments mémoriels, comme ici avec cette quasi-syllepse : « on peut dialoguer avec maman », annonce le fils-médium avec surlignement, « on n’a jamais su dialoguer avec ta mère », ironise la grand-mère en écho.

Là où Nicolas Meusnier saisit, c’est lorsque perce – comme un trou, encore – l’effort coûté par cette douloureuse plongée dans les limbes en forme de (re)composition vocale, de sorte que se dessine la singularité, du « je » narré certes, mais aussi du « je » narrant – partant, celle de l’artiste dans un paysage théâtral et littéraire où l’autobiographie polyphonique fleurit. Ainsi des silences, comme reprises de souffle, des pleurs hurlés, des ruptures de ton ou d’humeur qui s’entendent, parfois au détour d’un cut d’éclairage. Ainsi de l’énergie nerveuse avec laquelle le comédien tourne, jette, voire balaye les pages de son texte. Ainsi de cette danse, corps relâché, vidé après l’expulsion de ses fantômes, flottant dans les sonorités mélancoliques d’une chanson italienne (qu’on a aimé attendre), au seuil de la vie. Avec un sourire pour balafre.