La relation retrouvée au vivant était thématisée dans “Je suis la bête.“ Elle se faisait entendre plus indirectement dans “Seul ce qui brûle.“ Dans “La Jeune Parque“ – spectacle inscrit dans un programme artistique autour de Paul Valéry que le Théâtre des trois Parques intitule “Le Métier du Temps“ – l’attention pure à ce qui vit devient un principe total de la représentation.
S’ils s’étaient concrétisés, les monologues d’âmes étranges brouillonnés par Mallarmé à la fin du XIXe siècle auraient peut-être provoqué une forme théâtrale comparable à cette “Jeune Parque.“ Abstenons nous toutefois de références lointaines et projetées, et arguons que le spectacle de Julie Delille est avant tout et irréductiblement valéryen. Il est rare en effet qu’une proposition théâtrale semble autant adossée à un auteur, et moins fréquent encore qu’une représentation paraisse être la juste transmutation d’une pensée pourtant non théâtrale. Les Cours de poétique de Valéry, récemment exhumés par Gallimard, montrent à quel point le projet même de “La Jeune Parque“ déplie le désir premier de l’auteur : celui que le poème ne soit pas simplement lu mais qu’il soit exécuté ; l’exécution étant pour Valéry la voie unique de la compréhension. Compréhension n’est pas explication : vaine serait l’ambition d’élucider scéniquement les vers globalement opaques de “La Jeune Parque“, qui ne racontent pas mais sismographient le mystère d’une naissance au monde et les forces contraires que celle-ci provoque. Compréhension est ici synonyme d’une disposition profonde aux signes, d’une acclimatation irraisonnée au mystère d’une pensée, d’un rapport non plus livresque mais vibratile à des mots sans grammaire.
Permettant toutes ces ouvertures, la forme théâtrale de Julie Delille ne rend pas seulement possible l’écoute imprévue du poème : elle trouve comme stipulait Valéry la voix qu’il lui faut. Et ce d’abord grâce à la prise en charge exceptionnelle des alexandrins par une interprète délibérément anonyme, soutenue par la fine direction dramaturgique d’Alix Fournier-Pittaluga. Le mouvement souterrain de cette parole tortueuse, semblable au Thyrse qui attire et révulse la Parque, semble avoir été intériorisé si viscéralement que, faute d’être limpide, la pensée radicalement sensualiste de Valéry nous frappe par son évidence intrinsèque, par sa logique inattrapable et pourtant sans cesse palpable. Julie Delille parvient même à faire de la représentation théâtrale un espace de cohabitation entre nous et la jeune Parque, cohabitation nécessaire à l’agissement de l’expérience qui sans cela resterait une étrange attraction. Car la silhouette blanche qui naît et renaît à l’espace devient moins un spectre agglutinant nos projections qu’une altérité complice, qu’une présence purement vivante en ceci qu’elle appelle à elle nos énergies curieuses tout en leur déniant positivement toute volonté d’apprivoisement.
La possibilité d’être vivant abimée par la réflexivité de l’être humain, la contemplation narguée par la pensée, l’éveil du regard profond menacé par l’appât des “danses massives“, la disposition océanique mêlée à l’inaccessibilité tragique du réel : voilà quelques drames profonds contenus dans l’inépuisable symbole valéryen. L’imposant et audacieux dispositif sensoriel magnétisé conjointement par Clémence Delille (scénographie), Elsa Revol (lumière) et Julien Lepreux (son) aurait pu diriger l’expérience, retirer au poème quelques radiations et mener ce projet radical vers des contradictions spectaculaires. Mais il fournit humblement des indices judicieux, matériels ou non, qui accompagnent la traversée plus qu’ils ne la guident. Hétérotopie revendiquée, qui ne choisit pas entre l’abstraction de l’abri-coquillage (qui a quelque chose de Claude Régy) et la concrétude de châssis montrés comme la grammaire de la rêverie (quelque chose de François Tanguy), le dispositif de “La Jeune Parque“ propose une modalité d’immersion des plus contemporaines car elle n’a rien d’autoritaire et refuse de se constituer en pur espace d’intensité. Aucun signe de la représentation ne domine en effet l’expérience individuelle : le coquillage nous met davantage en éveil qu’en condition, en tension irrésolue vers la Parque plutôt qu’en hypnose face à sa parole singulière. Positionné.e.s comme nous le souhaitons sur la surface sablonneuse, nous choisissons nous-même notre manière d’être vivant face au concentré de vie brute qui nous parvient. Voilà donc une œuvre qui, comme le soufflait encore Valéry, nous donne “l’amour du genre d’attention qu’elle nous impose“, et qui “éveille en nous la soif et la source.“