© NADINE FRACZKOWSKI COURTESY THE ARTIST/PALAIS DE TOKYO, PARIS

Après avoir assiégé le pavillon allemand avec son exposition et performance “Faust”, récompensée par le Lion d’or à la Biennale de Venise en 2017, Anne Imhof a investi et désossé le Palais de Tokyo. On se pressait alors, la semaine dernière, pour voir ses “Natures Mortes” prendre vie. Fusion de l’espace et des corps, de la musique et de la peinture – voilà le programme affiché par l’artiste pour répondre à cette carte blanche, invitation auprès d’un ou d’une artiste majeure vivante devenue un rituel attendu. On se souvient d’expériences frappantes : celle proposée par Tino Seghal, avec la question « qu’est-ce que le progrès ? » prononcée par un enfant nous accueillant à l’entrée du Palais en 2016, ou encore les toiles d’araignées sculpturales et phosphorescentes de Tomás Saraceno en 2018. L’expérience est d’autant plus marquante que l’épreuve semble difficile : comment s’emparer de ces 13 000 m2 sans s’y perdre ?

Anne Imhof, elle, nous laisse aux prises avec le vide. Résonnent entre les murs de béton dépouillé les temps de la fin et des désillusions, version post-romantique mais sans la grâce des “Only Lovers Left Alive” de Jim Jarmusch. Goût amer et vintage en bouche, on botte en touche. Toute la dernière semaine, l’artiste allemande endossait le rôle de cheffe d’orchestre d’un ballet zombie dans le bâtiment mis à nu : les enceintes tournoient sur leurs rails, d’autres se transforment en modernes flûtes d’Hamelin, animées par des adulescents anémiés, enfants riches et déprimés aux looks 90’s assumés tandis que les mélopées sépulcrales d’Eliza Douglas nous entraînent vers les profondeurs du Palais. Entre temps, on aura pu circuler parmi les œuvres d’Anne Imhof & friends, apparitions et disparitions rehaussant parfois notre intérêt, nous faisant parfois lever un sourcil circonspect : un chien court en boucle le long d’un format cinémascope étiré, une photographie de Wolfgang Tillmans en clair-obscur, et puis voilà Géricault et son radeau ; et, impossible à rater, ce tunnel toute en transparence, taggué de part en part, dont on retrouvera la trace dans le dédale des sous-sols. Le chant des sirènes grunge continue, notre errance aussi dans la foule compacte, et au passage dans les escaliers on saisit quelques polaroïds de Cyprien Gaillard, Jägermeister de profil et Berlin avec un air de famille.

La voix s’incarne enfin dans une longue silhouette dégingandée, flottant dans un T-shirt XXL et un jean trop grand, chaussures de chantier en cuir bien campées sur sur un plongeoir d’acier, avant que celle-ci nous mène dans le labyrinthe vitré aux teintes marron nostalgique – vestiges d’un bâtiment turinois promis à la démolition qui se transforment ici en chambres et autres lieu de rendez-vous interlopes, décors pour des afters interminables hantées par la fumée de cigarette électronique, ou teintées du goût de la grenade. Je vois à la dérobée plusieurs personnes préférant regarder les stories de la performance plutôt que la performance sous leurs yeux, signe des temps où être, c’est décidément être perçu.

Toujours est-il que nous sommes dans une cité endormie, où le soleil est noir et l’avenir bouché. Les gamins oscillent et traînent leur misère sans lendemain, icônes faciles de nos malaises contemporains. Enfin ces âmes en peine aux épaules rentrées se réunissent sur scène pour un dernier élan, propulsées par l’énergie vitale d’une batterie. Slam en position christique, vague communion, drapeau et espoir en berne à l’arrière-plan. Ça grince… Car Anne Imhof dit s’être intéressée aux mouvements de révoltes, Black Lives Matter et consorts, mais également, comme elle le dévoilait dans un entretien au “Monde”, « à la bande des artistes communards, à Courbet, Manet, Rimbaud. » Mais où est la rage ? Où est la politique ? Où est le grand incendie des esprits ? Si notre besoin de consolation est impossible à rassasier, notre envie d’autre chose doit l’être aussi ; mais pas de faim ni de soif ici.

Ces Natures Mortes semblent alors symptomatiques d’un état des lieux et d’une mentalité à combattre – une vision du monde dévitalisée, désenchantée, qui n’offrent ni de survoler des gouffres métaphysiques ni d’affronter des tourments crépusculaires en les sublimant, mais nous conduit plutôt à une indifférence atone.  Et, réifiés par l’institution, les symboles de la contre-culture techno – dont vient Anne Imhof, mais tout cela révèle le tragique de la réussite en pleine lumière  – perdent alors toute leur charge politique, et s’affichent inertes : le drapeau antifa n’est plus agité par aucun vent d’Est, certes, mais nous devons rester dans l’attente de quelque brise, pour souffler sur quelques braises.