Pays réel, pays rêvé : Alice Zeniter et les héritiers du silence

L'Art de perdre

(c) Gaëtan Vassart

« C’est long, de faire ressurgir un pays du silence, surtout l’Algérie » (Alice Zeniter). À l’heure de la célébration du soixantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, le 11 programme une adaptation du roman « L’Art de perdre » d’Alice Zeniter, mise en scène par Sabrina Kouroughli. Un regard juste sur notre histoire collective.

En mars 2021, la France reconnaît la torture et l’assassinat de l’avocat nationaliste algérien Ali Boumendjel, dont la mort en 1957 avait été maquillée en suicide. Ce geste s’inscrit dans une politique de « pacification mémorielle » : en janvier 2021, le Président Emmanuel Macron charge en effet l’historien Benjamin Stora de rédiger un rapport public portant sur la « réconciliation des mémoires » liées à la colonisation et à la guerre d’Algérie. L’initiative paraît toutefois précipitée et, partout, la même question : de quelles mémoires parle-t-on ? Des mémoires à la fois silenciées sous le poids du trauma colonial ou vaincues face au grand récit national français. Mais avec « L’Art de perdre » paru en 2017, Alice Zeniter s’est emparée d’un genre nouveau, le récit de filiation. Descendante de harki, version honteuse du fellaga dans l’imaginaire collectif, elle y évoque les silences de l’héritage qui lui a été légué. Comme d’autres artistes français issus de la diaspora algérienne – la réalisatrice Maïwenn, la romancière Faïza Guène ou le rappeur Médine –, Alice Zeniter met en scène la fabrique de l’appartenance à un pays rêvé, souvent d’ailleurs au seuil du cauchemar.

C’est le parti pris de Sabrina Kouroughli qui signe une adaptation de « L’Art de perdre » sous la forme d’une enquête mémorielle et onirique. Entre silence et fantasme, la metteuse en scène campe une Algérie ambiguë, une relation aux origines où rien ne va de soi. La Naïma d’Alice Zeniter (Sabrina Kouroughli) assume une algérianité fébrile et névrosée qui cherche à vocaliser les silences qui l’enveloppent – sur le plateau, le noir domine et spatialise un rituel d’exhumation des mémoires. Des mémoires sans verticalité, collectées au fond d’une malle sans souvenirs, dans les lignes d’un article Wikipédia ou encore au fil des pages des mémoires du général de Gaulle. Des mémoires collectées en invoquant les spectres du passé (Fatima Aibout et Issam Rachyq-Ahrad), là-bas, pendant la guerre. En vain. Ici, la dramaturgie ne promet pas la réparation, mais transforme la perte. De pays absent en pays rêvé, l’Algérie des héritiers du silence est un pays perdu à jamais. Mais ce qui se joue est ailleurs, dans les échos de l’appel-réponse de Naïma et ses fantômes, pourvu qu’on les vocalise, les silences.