De loin, gros plans sur des talons aiguilles torturés par des instruments, à première vue non identifiables. De près, l’installation du duo brésilien Gal Cipreste Marinelli et Rodrigo Masina Pinheiro, rebaptisés GH. Gal & Hiroshima, est le parcours en mosaïque de deux artistes trans et non binaires dans le Brésil des années 1990 à nos jours.
Hiroshima, nom d’artiste de Rodrigo Masina Pinheiro, est né à la date d’anniversaire de l’explosion de la bombe H. Pied de nez au surnom moqueur que les habitants de son quartier de Rio lui attribuèrent dans sa jeunesse. Ironie du sort, Gal partage la date de naissance du président américain Truman, qui autorisa l’utilisation de la bombe. Certains voient dans le jeu de l’onomastique un hommage inconscient au film de Resnais scénarisé par Duras, qui évoque tour à tour les bombes lancées sur la ville, un poème d’amour et de mort, et un appel à la réconciliation entre les peuples.
Talons aiguilles et bottes de cuir trônent au centre du spectacle de l’identité fragmentée exposé par ce couple d’artistes, comme des trophées tragicomiques ou menaçants. On comprend qu’ils font suite aux attributs de l’enfant androgyne devenu adulte. Ils supplantent les reliques exposées du passé de Rodrigo : cette mèche de cheveux scotchée en fin d’expo, qui rappelle les cheveux longs de sa photo d’identité d’enfant ni garçon ni fille présentée en début de parcours.
Il ne s’agit pas de travestissement ici, car les corps sont, le plus souvent, évacués du champ. Ils laissent la place à des gros plans de mains qui torturent des talons aiguilles à l’aide de divers instruments. Ailleurs, c’est la torture causée par les talons eux-mêmes qui est suggérée par le cliché d’un pied à la chair martyrisée. Humanisés et unis dans l’expérience de la souffrance, à l’instar des supplices qu’ils infligent aux femmes, ces talons aiguilles acquièrent un caractère universel, hors norme. Transformés en fronde, ils sont une arme qui répond à la violence de la lapidation dont Hiroshima a été victime enfant, à cause du trouble qu’il semait dans le genre. L’instrument de la honte renvoie la violence subie contre ses bourreaux, en la sublimant.
Dans le dernier portrait des artistes, dont les visages sont tronqués, une pirouette opère encore : on retrouve les talons au bout d’une pyramide de jambes entrecroisées et poilues qui jaillissent au premier plan. Parce qu’ils refusent d’être assignés à une identité fixe, iels semblent célébrer la naissance d’un être hybride fier de sa mutation, et signent le manifeste d’une nouvelle génération d’humains qui revendique fièrement sa fluidité.
Au-delà de la mise en scène du moi en constant devenir, c’est la violence du regard des autres qui est le sujet sous-jacent de l’installation. Le miroir déformant tendu par les artistes fait apparaître l’identité de ces enfants de Butler comme posant problème. Cette idée est suggérée dès le départ dans l’exposition d’une lettre manuscrite de la mère de Gal, rédigée en 2016 et adressée à Notre Dame Aparecida, la sainte patronne du Brésil. Elle implore la Vierge de réaliser trois « miracles » pour elle, dont le changement d’orientation sexuelle de son fils. Accolée à l’encadrement de la photo androgyne d’Hiroshima, elle-même associée à la bombe nucléaire, la lettre souligne, par son pathos, l’hypocrisie d’une société qui réclame le retour à l’ordre moral et social sans prendre conscience de son regard inquisiteur.
On trouve un écho symbolique à la lettre de la mère dans la réponse performative du corps de Gal transformée en Jésus adolescent : photographiée en contre-plongée, les yeux tournés vers le ciel, les mains jointes en forme de prière, l’enfant-problème devenue adulte semble espérer qu’advienne un monde meilleur.
Pourtant, les éléments disparates du puzzle proposé par le couple GH. Gal & Hiroshima sont autant de manières de résister à l’attente d’une révélation finale. Pour ces transfuges de la binarité, il faut à tout prix créer des imaginaires, accoucher d’un corps hybridisé par des accessoires et des objets qu’iels investissent d’un sens nouveau, pour qu’explosent du cadre les polarités du monde violent et conformiste dont iels sont issu·e·s.