Credit: Katarzyna Perlak

Assise à un café de New Cross, quartier du Sud de Londres qui fourmille d’artistes et étudiants en art gravitant autour de l’université de Goldsmith, je vois approcher la silhouette allongée de Jamila Johnson-Small, qui a sévi sous le nom Last Yearz Interesting Negro et dorénavant SERAFINE1369. A dix ans, trop âgée et trop grande pour le ballet, elle a progressivement infiltré la création chorégraphique contemporaine britannique pour en devenir une des artistes les plus en vue.

Je suis presque surprise de la voir dans la lumière, comme si j’attendais inconsciemment – un dimanche après-midi d’été – que son corps se soit assis à ma table, enveloppé de la pénombre qui fait l’habit de beaucoup de ses pièces. Presque noir plateau duquel elle enveloppe ses mouvements et se sert pour plonger son public dans un demi-sommeil. Elle est très grande, très musclée et très fine, elle donne ce sentiment paradoxal de pouvoir vous briser le cou entre deux doigts et puis s’envoler au premier coup de vent. Cette friction entre puissance et vulnérabilité qui se dégage d’elle lui confère un personnage, une densité qu’elle est donc épargnée de construire. Une histoire, une émotion est déjà racontée, ressentie par sa simple présence.

Nous nous présentons. Elle est de ces gens qui dansent ce qu’ils disent, le moindre de ses mots convoque un mouvement, aussi infime soit-il, situé entre ses coudes et le bout de ses doigts. Et ses mouvements sont aussi précis que les mots qu’ils servent. Elle porte une vigilance extrême au langage qu’elle emploie. Non par peur mais par respect. Pour les gens qui l’écoutent et pour les mots eux-mêmes. Si elle n’ avait pas été chorégraphe, elle aurait enseigné la littérature, me dit-elle. Dans sa bibliothèque, des références nord-américaines telles que Alice Walker, Ralph Ellison, CA Conrad ou encore Dionne Brand. Peu sujette au renoncement et à la segmentation, elle écrit parfois une prose qu’elle s’enregistre lisant et vient déposer sur ses mouvements.

Quand je lui demande pourquoi le texte, elle répond : “Rencontrer quelqu’un qui ne vous parle pas peut être embarrassant. Je veux que le spectateur soit à l’aise, se sente invité.” Avec sa stature intimidante et ses performances qui ne le sont pas moins, je suis surprise de découvrir parmi les intentions les plus bienveillantes que j’ai pu entendre de la part d’un.e artiste. De la pénombre, elle n’emprunte ni la peur, ni le danger mais au contraire le réconfort, l’écoute, la sensibilité accrue. Ce n’est pas le noir d’une rue sans éclairage mais celui réconfortant d’un club, d’une salle de spectacle, de la chambre partagée où dans la nuit on se dit ce qu’on n’a jamais dit à personne. Elle cherche à recréer au plateau, la proximité qui n’existe que lorsque – faute de se voir – on se sent. “L’aspect politique des architectures et des espaces est indéniable, insiste-t-elle, tous les lieux ne sont pas faits pour tout le monde. L’espace des galeries d’art par exemple peut être très excluant, ce à quoi l’intensité de la lumière contribue. J’essaie de créer des espaces qui sont à l’inverse de cela.”

Ses mots, me dit-elle, servent aussi à libérer les mouvements de l’injonction à dire quelque chose : “Ils ne sont que ce qu’ils sont.” Sa pluridisciplinarité ne tend pas à accumuler les atouts des différents médiums mais presque au contraire de donner à chacun la liberté de n’être que ce qu’il est, soulagé par la présence des autres. Elle ne fait pas dans l’exubérance. “Je ne veux pas montrer aux gens des mouvements qu’ils ne sauraient pas faire, je ne fais pas dans le spectaculaire. Au contraire, je veux qu’une empathie physique puisse avoir lieu.” Si la qualité de son style chorégraphique devait tenir en un mot, ce serait la retenue. De la même manière que les mots sortent de sa bouche avec le flot d’un canal à écluse, son corps au plateau semble toujours retenir quelque chose. “Je m’intéresse à ce qu’on ne s’autorise pas, ce qu’on conserve à l’intérieur (et qui peut être libéré). C’est un travail profondément physique qui se joue entre le système nerveux et l’engagement.”

Au Sadler’s Wells, elle présente “When We Speak I Feel Myself, Opening”. Le spectacle s’ouvrait sur elle et la danseuse et chorégraphe Fernanda Muñoz-Newsome, toutes deux vêtues de noir, nonchalamment suspendues, immobiles, sur des sortes de hamac en caoutchouc noirs comme deux panthères, juchées sur un arbre, dont on attend le mouvement. Elles nous maintiendront longtemps dans cette limbe, avec rien d’autre à observer que notre propre impatience. Et lorsqu’elles finissent par amorcer un mouvement ce ne sera pas pour céder à quelque injonction. Elles semblent presque vouloir se dégourdir les jambes.

Pour sa contribution à l’évènement “INCHOATE BUZZ” dans le cadre du London Contemporary Music Festival en juin dernier, elle a traversé le hangar de la Factory de Woolwich de tout son long dans un mouvement très étiré, une lenteur nous rappelant Myriam Gourfink – moins radicale cependant -, ouvrant le public en deux comme Moïse la mer. Lors de la soirée “Live Art Commissions” du Roberts Institute of Art, elle et son interprète évoluaient dans l’espace plongées dans une demi-pénombre, des cloches attachées aux chevilles. Une fois encore, le public est amené à une suspension complète, à entrer dans un rapport qui ne peut être autre que contemplatif. Invité à reconsidérer la domination de la vue parmi nos sens, il devine les déplacements, les mouvements et les dimensions de la salle principalement par le son. Que voit-on enfin quand il n’y a (presque) rien à voir ?

SERAFINE1369 retient le temps, les mots, le mouvement et nous met face à nos propres attentes. Elle donne une définition en négatif du genre de la performance, en en retirant certains éléments, assez longtemps pour qu’on s’en lasse et qu’on accepte l’état intermédiaire où elle nous plonge. On cède à l’attention véritable, à l’écoute, au non-événement, au non-spectaculaire.