En mai, fais ce qu’il te plaît

Me voilà à Dijon pour raconter aux lecteurs de « I/O Gazette » la dernière édition du festival Théâtre en Mai. Et comme je ne reste qu’une seule journée, je me dépêche et me rends d’abord à l’Atheneum pour découvrir « Effleurement » par la compagnie Pétrole. Sur scène, comme tout droit sorti d’un film d’Almodovar période crise de nerfs et talons aiguilles, un salon de coiffure, terrain miné où vont se retrouver la mère et la fille le temps d’une couleur et d’une coupe de cheveux. Mais si cet intérieur acidulé est déjà très intrigant, c’est pourtant le hors-scène qui excite le plus notre curiosité. Les informations nous sont livrées au compte-gouttes dans un texte où le lyrisme côtoie la plus grande trivialité. Tout se joue dans les interstices, les blancs laissés par la radio, les voisins bruyants, les courtes absences. Est-ce la guerre au-dehors ? Quelle est la vie de ces deux femmes et quelles tempêtes ont-elles traversées ensemble ? On en vient à se demander si tout cela n’est pas qu’un songe ou un trip, tant le traitement du son et les jeux de lumières nous attirent hors de tout réalisme. Pour moi, cette obscurité volontaire, cette énigme perpétuelle est une prouesse. Elle fait tourner notre imagination à plein régime, malgré les quelques pertes de rythme. Le sens de nos vies, de nos relations sont comme un flux de paramètres impossible à rassembler et dont l’essence ne peut être qu’effleurée du bout des doigts.

En quelques enjambées, je rejoins le théâtre Mansart et j’assiste à « Cannibale » du Collectif X. Une très belle histoire d’amour au-delà de la mort. Il est très agréable de constater qu’enfin on peut représenter un drame qui se joue au sein d’un couple homosexuel sans que l’homosexualité en soit le sujet. Ici, c’est le cancer qui frappe et les amants décident de s’isoler dans un chalet pour vivre leurs derniers instants ensemble. Dans un dispositif ultra-réaliste qui flirte avec le feuilleton, chaque scène est comme un épisode où se déploie tel ou tel enjeu : comment rester vivant quand la mort s’annonce, et surtout comment préserver la présence de l’autre une fois son corps disparu ? Très belle façon de rentrer dans le concret de la mort de l’être aimé que de le faire exister sur scène, ce concret, dans un quotidien amoureux vivant, des légumes à la plancha aux cigarettes en passant par la douche, des engueulades aux étreintes, tout est sensible et d’une grande finesse.

Incapable de me décider entre les deux spectacles qui se jouent à 20h, ma pièce de 50 centimes choisit pour moi « Le Temps et la chambre » au Grand Théâtre. Bonheur d’entendre à nouveau ce texte et de ressentir toujours la même force de maîtrise chez Françon. Tout est ambigu dans cet habile chemin inverse de l’ordre olympien vers le chaos, tout est dangereusement voluptueux aussi. Les mots de Botho Strauss sont des charges explosives posées aux quatre coins du plateau qui n’attendent que leur détonateur Marie Steuber, magnifique Georgia Scalliet. Françon traite ce mouvement paradoxal de la façon la plus lisible qui soit. L’espace est monumental, et sa solennité entraîne les acteurs vers les exubérances les plus folles, comme des électrons dans un accélérateur de particules.

Au Parvis Saint-Jean, les participants du festival se retrouvent pour faire la fête. Au loin, l’écho d’un karaoké me fait bien envie. Je retrouve Benoît Lambert et je l’interroge : j’ai vu trois spectacles aujourd’hui, trois drames. Où sont les écritures de plateau, les formes narratives ou post-dramatiques ? « Il y en a aussi », me répond le directeur du théâtre Dijon-Bourgogne. Mais il ajoute qu’inconsciemment la programmation s’articule souvent autour de la figure du parrain de l’édition, Alain Françon en l’occurrence. « Il faut laisser les pièces faire, disait-il ce matin lors de la “Conversation”, et c’est aussi intéressant d’entendre ça aujourd’hui. » Il réaffirme la volonté du festival de faire dialoguer les esthétiques nouvelles et celles plus installées, sans concurrence mais plutôt dans l’espoir de faire naître la controverse. « On ne risque pas de planter sa carrière à Théâtre en Mai, plaisante-t-il. Tout le monde est bienveillant, du coup les artistes peuvent faire preuve de plus d’audace, de radicalité. » En mai, fais ce qu’il te plaît, donc. Une parenthèse bourguignonne, un cadre pour éprouver les formes et les visions avec le public ou dialoguer entre artistes et pouvoir finalement, pour une fois, vraiment parler de théâtre.