"TINA" - cie Théâtre d'un jour © Frédéric Limbrée Boermans

“TINA” – cie Théâtre d’un jour © Frédéric Limbrée Boermans

Comme chaque année, le festival CIRCa s’est tenu à Auch. Ce qui est l’une des manifestations de cirque contemporain les plus importantes, par la taille et par la qualité de la programmation, a affiché des taux de remplissage insolents alors même que le ministère publie des chiffres de fréquentation alarmants pour tout le secteur culturel. La preuve que le cirque est une forme dont la modernité n’a pas nuit à son caractère populaire, et qu’il bénéficie d’un public fidèle.

On trouvait dans la programmation de cette édition 2021 quelques grandes formes, très spectaculaires, mais qui ne constituent pas les propositions les plus intéressantes malgré leur caractère très soigné. Au-delà de la question de l’adéquation avec leur époque des grandes scénographies qui remplissent des semi-remorques entiers, quelque chose d’essentiel au cirque semble se déliter et se perdre quand la distance scène-salle franchit un seuil critique. Même l’inspiration visuelle grandiose des “Hauts plateaux” de Mathurin Bolze (cie MPTA) n’y résiste pas.

Comme souvent, on compte au rang des spectacles les plus intéressants ceux qui, faisant fi du texte, arrivent à construire des univers entiers et des récits captivants en s’ancrant dans une poésie visuelle, en cherchant leur dramaturgie dans le corps. Il s’agit souvent de spectacles hybrides, à la croisée de plusieurs arts. “080” de Jonathan Guichard (cie H.M.G.) en fait partie : mélange fascinant d’acrobaties au sol, qui empruntent au trampoline, et de formes de pantomime et de mouvements chorégraphiques, il séduit par son univers étrange et inexpliqué, sa simplicité et son humour, son traitement très réussi de la lumière et du son. Il en est ainsi également de “TINA” (cie Théâtre d’Un Jour) qui mêle des portés très chorégraphiés à une construction visuelle soignée, et qui met surtout ses circassiens et performers en dialogue avec un trio musical très fort. Le très réussi “Oraison” (cie Rasposo) se signale aussi par un univers singulier et fort : passée l’introduction, on est happé par une atmosphère inquiétante, qui s’impose par la manière très brute de traiter les corps, par des partis pris visuels et sonores faits pour bousculer le spectateur. On a également envie de citer “THE END IS NIGH” (cie la Barque Acide), spectacle absurde et inventif, qui injecte de la joie et de l’énergie dans le constat sombre que tout est foutu… mais peut-être pas perdu ! Dans ce dernier spectacle, l’utilisation très inspirée de grille-pains comme agrès vient rappeler que le cirque a la faculté d’incorporer presque n’importe quoi à son langage, pour le détourner et s’en nourrir ensuite.

Et puis, parfois, au contraire, la rencontre directe et brute d’un artiste, au plus prêt de ce que son corps exprime, dans l’effort et dans la maîtrise, suffit à créer un objet spectaculaire. Dans ce cas, l’intérêt de la proposition tient à peu de choses : la qualité imperceptible de la relation avec le public – qui tient beaucoup à l’entrée en piste et aux regards – et la sincérité de la démarche de l’artiste. Robert n’a pas de paillettes (Arthur Sidoroff) en est un bon exemple, qui se réduirait vite à une pure démonstration de virtuosité sur fil si le circassien ne prenait pas d’abord grand soin de construire un rapport avec les spectateurs, installés en bifrontal. C’est également ce qui sauve “A simple space” (cie Gravity & Other Myths), éblouissant techniquement dans les acrobaties, les portés et le main-à-main, mais qui ne propose pas vraiment de dramaturgie ni d’univers, et ne doit son salut qu’à la grande proximité qu’il construit avec le public.

"Time to tell" - Martin Palisse & David Gauchard © C. Raynaud De Lage

“Time to tell” – Martin Palisse & David Gauchard © C. Raynaud De Lage

On a aussi, bien entendu, des spectacles qui font une large part au texte, et qui peuvent être également très réussis, à condition que ce dernier soit intelligent, bien construit, poétique, qu’il n’étouffe pas l’expression du corps ni l’énergie qui se déploie sur scène. Ce qui est intéressant, dans cette édition, c’est que la parole est souvent mobilisée non seulement pour établir une fiction, mais pour faire entrer la réalité sur la piste, par le truchement du discours. L’effet produit est intéressant : le corps du circassien ne peut mentir, et brouille par-là même les réflexes critiques face à la proposition, qu’on aurait tendance à accepter plus facilement qu’un discours nu. On est alors face à une porosité entre réalité et fiction qui provoque de beaux vertiges. En la matière, “Rapprochons-nous” (cie Mondiale Générale) va assez loin, en donnant à entendre le moindre son qui échappe à ses deux acrobates en équilibre sur un bastaing : les râles d’effort sont sûrement authentique, mais quid de la conversation entre les deux artistes ? “VRAI” (cie Sacékripa), on s’en douterait, travaille aussi cette question de l’immixtion de la réalité dans le spectacle : un son capté au micro, un dispositif extrêmement raffiné autour d’une idée très simple, où une partie du spectacle ne peut pas avoir été écrite et est donc “réelle” au sens où elle advient sous les yeux des spectateurs… Est-on face à une performance ? On n’a pas la certitude de ce que cela pourrait “raconter”, mais on sait que cela place dans un état de réceptivité et de présence particuliers, qui fait que l’on en sort comme si on était tiré d’une étrange méditation… Sans jouer de cette confusion fiction/réalité, mais trouvant son point de départ dans un constat très réel, et rappelé sur scène à renforts de données scientifiques, “La CONF’ ou comment est on est allé là-bas pour arriver ici ?” (cie La Sensitive) développe un clown habile, d’abord assez pitre et inoffensif, qui ne devient politique et corrosif que graduellement. Le public se retrouve bientôt à rire de ses propres travers, sans pouvoir trop dire comment il en est arrivé là. C’est réussi et vivifiant.

Le paroxysme du dialogue entre spectaculaire et réalité est sans doute atteint quand l’écriture a une dimension autobiographique, et que l’artiste se présente au public comme portant sa propre histoire. Deux des meilleurs spectacles de cette édition, sinon les meilleurs, étaient dans cette veine. “Time to tell” de Martin Palisse et David Gauchard met à l’épreuve le corps du premier, tandis qu’il explique au public comment sa vie et sa pratique artistique doivent composer avec la maladie qui l’atteint, la mucoviscidose. Une proposition brute, courageuse, sincère, qui spectacularise un vécu pour l’offrir à l’empathie du public. Dans ce genre de spectacle, tout tient à la capacité de l’interprète de se mettre à nu, de trouver un endroit de dépouillement où les accents de vérité vont, justement, créer une résonance chez les spectateurs. “MEMM, au mauvais endroit au mauvais moment”, d’Alice Barraud, Sky de Sela et Raphaël de Pressigny, qui était peut-être le spectacle le plus touchant du festival, s’inscrit totalement dans cette veine. Alice Barraud, voltigeuse, y raconte la blessure qui a laissé son bras gauche dans un état de “délabrement” qui l’a amenée, au travers de nombreuses opérations et d’une longue rééducation, à trouver de nouveaux moyens de s’exprimer sur piste et sur scène. C’est le récit à la première personne, livré avec beaucoup d’humour, d’une reconstruction physique, artistique et psychique. Le texte est très présent, mais donné avec une justesse qui suscite l’émotion, et il se fond avec fluidité dans d’autres langages quand l’indicible doit trouver d’autres voies pour se livrer. La danse notamment a un rôle déterminant dans l’expression, ce qui sied bien à un spectacle où la musique est produite en directe avec une qualité d’écoute, dans le rythme et dans le placement, qui est suffisamment rare pour être signalée. Un spectacle écrit avec des mots, mais aussi avec le corps et avec le cœur.

En somme, le cirque contemporain prouve encore une fois qu’il n’est pas moins fertile en invention que les autres disciplines du spectacle vivant. Les circassiens cherchent, trouvent souvent, se trompent parfois aussi – c’est le prix à payer pour toujours rester en mouvement, en exploration, en déconstruction. C’est ce qui fait toute la valeur de festivals comme CIRCa.