© Frédéric Desmesure

On ne cesse de vouloir, au théâtre, interroger les mythes antiques à la lumière de notre présent. On proclame, parfois de manière péremptoire, qu’il ne sert à rien de s’entêter à vouloir mettre en scène des pièces anciennes éloignées de nous, quand les guerres fratricides envahissent l’actualité.

Il serait facile de retourner ces remarques comme un gant en montrant que si les mythes ont traversé les âges, quelle que soit leur référentialité, c’est parce que, comme l’a montré Mircea Eliade, ils sont universels et intemporels. “L’Orestie” n’appartient pas aux Athéniens du Ve siècle avant J.-C. : elle parle de nous, de nos passions, de nos pulsions, de nos contradictions et de nos désirs. Un mythe ne se relit pas : il se dit, s’écrit, s’adapte, mais jamais ne se transforme. Une fois que l’on a établi cela, le propos de Gurshad Shaheman peut s’entendre.

Chez Shaheman, les dieux ont disparu. En réalité, à l’image des dieux homériques, ils se confondent avec l’humanité, réagissant tantôt avec frénésie, tantôt avec colère, parfois de manière irrationnelle. Humains, trop humains. Ils ne descendent plus sur terre ; ils vivent parmi les hommes, s’envoient en l’air à l’aide de paradis artificiels et l’Olympe n’est plus qu’une boîte de nuit à ciel ouvert où la transcendance n’est plus à la mode. Même la Pythie sous coke devient étrangement claire (moment mythique !). Or, lorsque les dieux vivaient, les méfaits des humains pouvaient être considérés comme le fruit de la Fatalité. Si les dieux sont morts, les humains ne sont plus que des assassins responsables d’actes dont ils doivent rendre des comptes. L’homme, abandonné des dieux, n’est plus qu’un fou sanguinaire.

Même si Gurshad Shaheman n’évite pas certains raccourcis, il réussit toutefois à montrer l’inconséquence de notre humanité. Il n’y a plus de héros. La parole des révoltés menés par Électre, d’abord séduisante, bascule rapidement dans un nationalisme dangereux. Quand la reine Clytemnestre prône l’apaisement, on se souvient qu’elle fut une meurtrière. Il n’y a plus de vérité. Seul Pylade semble survivre à ce cataclysme de la raison humaine. C’est précisément ce vacillement de la parole et de la vérité qui évite à Shaheman de basculer dans la mauvaise parodie tragique.

Quelques scènes magistralement interprétées par cette troupe franco-portugaise nous ont aussi permis de retrouver le souffle épique de la tragédie originelle. Le chœur des Troyennes et des Troyens sortant des tombeaux incarne de manière singulière et éclatante la cruauté de la guerre qui, au-delà de l’affrontement de deux blocs, est avant tout un désastre humain. Ce sont des femmes et des hommes qui meurent. Des innocents, pour la plupart.

Comme Iphigénie qui réapparaît à la fin et nous prédit, telle une Cassandre dont la malédiction aurait été levée, un maelstrom de malheurs, le texte de Gurshad Shaheman et l’intelligente et sobre mise en scène de Catherine Marnas et de Nuno Cardoso portée par une troupe magnifique lèvent une tempête là où l’on n’attendait qu’un léger aquilon.