« Strength, don’t let yourself be anyone’s », tel est le titre choisi par la nouvelle équipe artistique du BITEF, le festival international des arts de la scène de Belgrade, pour sa 57e édition. Ce vers, tiré d’un poème de la jeune poète serbe Radmila Petrović, opère comme un fil rouge pour découvrir la programmation conçue de manière résolument politique, où les œuvres sont considérées comme autant d’ « actes de résistance », pour reprendre l’expression de Gilles Deleuze. Cette dimension « résistante » est dans l’ADN du BITEF depuis ses débuts, en 1967, lorsque le festival fut créé à l’initiative des dramaturges Jovan Ćirilov et Mira Trailović.
Alors que le monde se scindait en deux blocs ennemis, la Yougoslavie chercha en effet à proposer une troisième voie, se positionnant comme un des acteurs principaux du mouvement des non-alignés. Le festival s’attacha à participer avec ses propres armes à cette politique, refusant les assignations des deux camps pour mettre en lumière les avant-gardes internationales de la scène et soutenir l’audace et la créativité des artistes en rejetant tout accaparement propagandiste de chacun des deux camps. Au cours de son demi-siècle d’existence, les scènes de Belgrade virent ainsi défiler les grands noms du théâtre contemporain, de Grotowsky à Tadeuzs Kantor, du Living Theatre à Patrice Chéreau, de Jan Fabre à Pina Bausch ou encore Giorgio Strehler, pour n’en citer que quelques-uns familiers du public français. Ainsi, se plonger dans les éditions successives du BITEF, c’est arpenter l’histoire du théâtre de la seconde moitié du XXe siècle jusqu’à nos jours. Au fur et à mesure, l’objectif revendiqué de quêter les défricheurs de nouvelles formes s’est allié à la présentation d’artistes hissés au rang de classique. Le public belgradois attend néanmoins toujours avec impatience ses retrouvailles automnales en espérant toujours être stimulé, intrigué, secoué par l’inattendu et des œuvres intrépidement puissantes.
Comment hériter alors de tout cela ? Il faut sûrement considérer cette dernière édition du BITEF comme une transition pour une nouvelle étape dans son parcours. Préparée dans la précipitation à cause de la nomination tardive de son directeur artistique, Nikita Milivojević, elle témoigne néanmoins des ambitions de ce dernier, à savoir en particulier rajeunir son public et mêler des artistes reconnus ou plus installés à de jeunes talents, comme le metteur en scène grec d’origine albanaise Mario Banushi, qui a reçu le prix spécial « Jovan Ćirilov » pour “Goodbye, lindita”. En guise de « prologue », allant dans le sens d’une transition préservant, du moins pour cette édition donc, une forme de continuité, était présenté “La Divine comédie”, un spectacle de l’Allemand Frank Castorf, figure majeure des scènes européennes.
Le reste de la programmation mettait surtout en avant des artistes venus principalement de l’Europe centrale et des Balkans, déplaçant vers l’Est mon regard de Française : se côtoyaient ainsi des productions lituanienne, hongroise, grecques, serbes… Les spectacles présentés partagent l’ambition de prendre le pouls des affres politiques contemporains pour mieux mettre la société face à ses maux. Reste que les quatre spectacles vus sur les huit programmés dans la section principale du festival exemplifient les distinctions que l’on peut établir entre les œuvres qui traitent d’un sujet politique, ceux qui traitent politiquement de ces mêmes sujets et la façon dont on peut faire politiquement des œuvres.
“#Jeanne”, mis en scène à partir d’un texte d’Ivana Sajko par l’ancienne programmatrice du festival et travaillant désormais en Suède, Anja Susa, entend tirer à soi la figure historique de Jeanne d’Arc pour en faire une Greta Thunberg rebelle, empruntant pour son histoire les codes du conte, avec cette opposition entre riches et pauvres séparés par un lac qui part à vau-l’eau. Installés respectivement sur leurs rives, villas luxueuses d’un côté et immeubles avec des ascenseurs en panne de l’autre, les misérables projettent leurs idées reçues sur ceux de « l’autre monde », les imaginant d’or, tandis que les classes aisées ignorent l’existence même de ceux de la rive Sud. Si le recours à la fable est souvent fécond pour aborder de biais les enjeux de notre monde, le spectacle rate par excès simplificateur et réification des énoncés, réduits à des dénonciations assénées qui ne modifient que trop peu notre perception par rapport aux slogans ou autres formules de communication journalistique qui nous inondent sur les mêmes sujets, obstruant plutôt que révélant bien souvent les situations en présence. La tension la plus intéressante consistait alors plutôt dans le fait de recevoir des bouteilles de Coca-Cola lors du bord de plateau qui a suivi la représentation, alors que celle-ci mettait les questions écologiques et la dénonciation des inégalités sociales dues au capitalisme en son centre. Un tel frottement entre les positions sur scène et nos comportements dans la salle montre les dissonances que nous affrontons tous et toutes et qui méritent d’être soulignées, car ce sont elles qui nous empêchent, entre autres, de prendre les décisions drastiques nécessaires au changement de cap civilisationnel à effectuer.
C’est une telle dissonance que “Sun & Sea”, couronné du Lion d’or à la Biennale de Venise en 2019, réussit avec brio à mettre en scène. Dans cet opéra-performance-installation, les Lituaniennes Rugilė Barzdžiukaitė, Lina Lapelytė et Vaiva Grainytė offrent une expérience singulière : nous sommes invitées à observer des humains, nos semblables, nos frères, sur une plage reconstituée en contrebas, comme dans un vivarium. On joue aux raquettes, on feuillette un magazine, on se met de la crème solaire, autant d’actions anodines mais qui, déplacées dans ce cadre, en deviennent curieuses, presque étranges. Parmi cette faune ordinaire de vacanciers, des voix, des chœurs, des arias s’élèvent pour dire l’inquiétude ou l’ennui, sur fond de dérèglement climatique : les corps alanguis se prélassent tandis que le monde s’écroule, incarnant notre laissez-faire et notre passivité mortifère face au désastre dont nous sommes les acteurs principaux – le tourisme de masse en étant un des facteurs –, sans jamais tomber dans un moralisme facile, car, après tout, nous sommes embarqués.
C’est une telle opération de déplacement, à travers le chant également, qu’atteint “Singing Youth”. On y pousse la chansonnette pour une opérette bien particulière : interroger la portée des discours à des fins de manipulations des masses. Y sont renvoyés dos à dos les propos soviétiques et ceux de l’actuel président hongrois, Victor Orban, indistinction qu’on pourrait reprocher à Judit Böröcz, Bence György Pálinkás et Máté Szigeti. Mais cette décontextualisation entend critiquer plus généralement le recours à la chanson pour transmettre un message qu’interroger les points communs (ou de divergence) entre les deux régimes. Partant d’un point de départ précis, le remplacement du « stade du peuple » par le « stade de la nation » sous Orban, le spectacle tire son titre d’une sculpture du Grec Makrisz Agamemnon, « Singing youth », qui a survécu à ses travaux, indiquant une continuité malgré les transformations du régime. Mais qui est cette jeunesse qui chante ? Au terme de la représentation, on s’interroge sur la réception de ce spectacle, d’une forme judicieusement mineure et minimaliste, dans son pays d’origine – soulignant en creux que les œuvres, suivant leurs contextes de diffusion, prennent une autre portée quand un pouvoir en place considère de façon épidermique toute contestation interne comme insupportable.
Le festival s’est clos avec une dépense d’énergie salvatrice par “Wakatt”, du belgo-burkinabais Serge Aimé Coulibaly. Virtuosité et générosité étaient au rendez-vous en guise d’envoi, même si les intentions centripètes du chorégraphe finissent par nous maintenir quelque peu à distance, en dépit de l’engagement formidable des danseurs au plateau.
À l’heure où des relents chauds de guerre froide se font sentir en Europe, des regards obliques se portent sur les pays de l’ex-Yougoslavie, apparaissant comme de nouveau une zone-tampon. Quelle sera alors la place de la Serbie, prise entre deux feux, dans ce jeu des puissances, et quel rôle le BITEF y prendra-t-il ? Quels spectacles pour représenter un monde où tout tremble ? Le titre de cette édition a peut-être, alors, valeur de programme : Strength, don’t let yourself be anyone’s…?