A Lille, le festival Latitudes Contemporaines propose depuis 15 ans un tour d’horizon des formes scéniques les moins conventionnelles.

L’édition 2017 n’est pas avare de spectacles iconoclastes qui bouleversent les codes de représentation et déstabilisent nos habitudes culturelles : performances, chorégraphies, théâtre documentaire, « pop-up » performatifs, expériences collectives ou individuelles, visuelles, sonores et sensorielles… I/O Gazette vous avait donné un avant-goût de ce millésime avec son numéro 61, mais un festival, ça se vit, ça se ressent, alors ce samedi 17 juin je saute dans le train histoire de vous raconter de l’intérieur comment l’avant-garde vibre dans le Nord.

Je me retrouve d’abord dans la cours de la maison Folie-Moulins pour découvrir Mehdi-Georges Lalhou et sa performance « Run run baby run run ». Rassemblés autour d’un tapis roulant de salle de gym, nous le voyons apparaître en niqab et talons aiguilles rouges. L’audience se méfie un peu de son ton injonctif et de son insolence de sale gosse. Il a pourtant besoin de nous pour accomplir un étrange rituel (un sacrilège ?). Peu à peu, comme une sculpture prend forme, nous comprenons ce qui se joue et il est trop tard pour reculer. C’est à l’image d’une fuite impossible, d’un gâchis annoncé, d’une lapidation culturelle, que nous contribuons tous ensemble, en lui jetant à la figure les ingrédients d’un couscous tandis qu’il court en faisant du surplace sur le tapis. Comme un enfant qui joue avec un flingue, il manipule les symboles en des juxtapositions brûlantes: identité sexuelle et religieuse, patrimoine, lynchage, violence collective… Même si le sourire final de l’artiste nous invite à retrouver la légèreté, nous restons saisis de stupeur en voyant le massacre, reflet de notre propre gâchis intérieur, social, universel.

A la gare Saint-Sauveur, on m’affuble d’une blouse blanche, j’enfile un casque et enfonce mon bras dans le trou d’une cloison. Je sens qu’on dessine quelque chose sur mon bras. Une voix dans les écouteurs, celle du performer Basel Zaraa. C’est lui de l’autre côté du mur. Il me raconte son double exil, de la Palestine à la Syrie, puis de la Syrie vers l’Europe. Le récit devient chanson rap en arabe, j’en lis la traduction. Cette performance intitulée « As far as my fingertips take me », élaborée par Zaraa lui-même et Tania El Khoury laisse des traces : le dessin sur mon bras d’une file d’êtres humains qui se heurtent à un mur. L’encre disparaîtra deux jours plus tard, mais l’autre trace indélébile est une cette brèche dans mon âme qui ne se refermera pas, celle par laquelle j’ai tendu la main à cet artiste. La superposition des formes (musique, récit, poésie, image, sensation sur la peau) vient réparer quelque chose en moi, comme si le flux dispersé d’informations qui nous empêche d’appréhender la question des réfugiés dans son ensemble en était rassemblé. La simplicité du lien qui se créé alors permet une empathie rare et bouleversante.

A la maison Folie-Wazemmes, à la demande de Kate McIntosh, j’ai commencé par retirer mon alliance pour avoir les mains parfaitement nues. Je les ai lavées dans un local technique et je me suis assis dans le silence comme les autres à l’une des trois tables qui formaient le gigantesque triangle sur le plateau. Personne en face de moi, rien que les mains de mes voisins et les objets singuliers qui circulent, ouvrant à chaque fois leur bulle de sensation et d’évocation. « In Many Hands » est un pur moment de poésie qui s’articule entre la relation personnelle de chaque spectateur aux objets qu’il découvre et l’écho général de l’effet qu’ils procurent sur l’ensemble du groupe. Les choses « se passent ». L’expérience devient de plus en plus forte à mesure que la dramaturgie fait évoluer les conditions de transmission : le noir, l’amplification sonore, la taille des objets… A l’heure de l’obsolescence programmée et du consumérisme, Kate McIntosh, par ce magnifique geste d’inventaire partagé, parvient à donner une sorte de beauté matérialiste aux choses qui nous entourent et ainsi reconditionner notre capacité à recevoir et à donner à l’autre.

De retour à « Saint So », je termine la soirée au bal populaire intitulé « Douce France » donné par le DJ Prieur de la Marne. Calé dans sa chaise d’arbitre de tennis, il mixe les derniers tubes à la mode avec de vieilles chansons de variétés françaises ainsi que quelques samples des Bérurier Noir ou encore de Philippe Katerine, faisant écho à la montée du FN. Malgré sa nonchalance dans la façon de distribuer le son et de manipuler à sa guise les corps dansants à coup de montée de « sub » ou de reprise de « sick beat » pendant qu’on lui passe des bières, c’est finalement un discours assez pointu et très concerné qui s’écrit de pistes en pistes. Le Rémois nous invite à envisager la fête non comme une façon de fuir les problèmes mais au contraire comme une manière de reformer un corps commun face à ceux qui voudraient nous diviser.

Malgré l’exigence et la singularité des formes qu’il propose, Latitudes Contemporaine se ressent comme un festival éminemment populaire. Il se déguste comme on partagerait un festin. On imagine une cohorte de cuistots avec leur food truck envahir la ville des quatre coins du monde et diffuser dans les rues les parfums de leurs plats exotiques et délicieux, provoquant des attroupements aussi joyeux qu’éphémères. Ainsi se vit chaque performance, comme une clameur. L’équipe du festival me confie d’ailleurs qu’il y a généralement assez peu de préventes. La fréquentation naît de l’engouement du public et du bouche à oreille. Cela va de paire avec la façon dont Maria-Carmela Mini affine sa programmation jusqu’à quelques mois avant le début du festival. Une manière de rester au plus près de l’actualité, d’être sensible à ce qui est en train de s’inventer, et par là-même, une façon d’inviter les gens à vivre l’instant présent.