Pourquoi j’ai choisi d’adapter Ibsen

@Claire Gondrexon

« Une maison de poupée », dans sa version originale, illustre bien le contraste entre la morale de la sphère domestique privée – qu’on attache traditionnellement au sexe féminin et qui se centre sur les notions de responsabilité et de soin – et la morale dite « masculine » de la sphère publique, orientée par les principes du devoir et de la justice. Les personnages de Nora et de son mari Torvald incarnent ces deux conceptions morales omniprésentes en Europe au xixe siècle.

Mais ce qui m’intéresse en montant cette pièce aujourd’hui, c’est où nous en sommes de ces paradigmes en 2017. C’est la raison pour laquelle – après avoir travaillé pendant un mois sur la version originale d’Ibsen, dont la violence du propos m’a semblé dépassée –, j’ai choisi d’adapter sa pièce et de proposer une redistribution des textes de Nora et de Torvald. À partir des études sur le genre et de recherches sur les déterminismes socioculturels, j’ai décidé d’inverser les rôles pour réfléchir à la morale actuelle et recréer la déflagration initiale. Dans cette version, Nora gagne sa vie et Torvald, licencié depuis peu, garde la maison et les enfants. Un couple de notre temps – pourquoi pas –, un couple qui s’aime vraiment. Mais ce couple explose aussi. Si « Une maison de poupée » résonne encore puissamment aujourd’hui parce que la difficulté à exister en tant qu’homme, en tant que couple et surtout encore en tant que femme est toujours brûlante, les codes de notre société occidentale se sont transformés. Les inégalités semblent s’atténuer, mais une violence latente et le conditionnement social, culturel et psychologique menacent nos identités et notre liberté à exister. Les rapports de domination sont dissimulés, nous n’arrivons toujours pas à nous en départir. « Nul n’est plus esclave que celui qui se croit libre sans l’être » (Goethe).

Avec ce travail, je veux parler de la difficulté pour les êtres d’aujourd’hui à faire des choix qu’ils assumeront pleinement et de l’injustice et de la violence des nouveaux cadres qui nous étouffent toujours. Les débats incroyablement virulents qui sont apparus récemment à propos des études de genre par exemple m’ont profondément interpellée et inspirée à ce sujet. Le couple doit être libre de s’aimer librement d’un amour libéré. Tant que l’être ne sera pas libre, le couple sera voué à l’échec. En adaptant « Une maison de poupée », je cherche donc à retrouver l’essence et la nécessité de la parole d’Ibsen aujourd’hui et à questionner le monde dont je suis héritière. Comme pour « Démons », mon précédent spectacle, je crois que c’est une erreur de croire à l’objectivité d’un texte. Chacun en est l’interprète qui invente sa vérité. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas d’être un témoin historique mais un témoin du vivant, du rapport entre les hommes.

Je crois au spectateur intelligent, sensible. Je crois aussi au metteur en scène comme penseur, analyste des comportements humains qui propose un axe de réflexion au-delà du miroir. Montrer ce que l’on ne voit pas, dire ce que l’on voudrait taire, proposer le théâtre comme un laboratoire de vérité où ce qui est habituellement innommable et caché est enfin exposé. Peut-être pour nous permettre de devenir plus humains. Si je désobéis aux auteurs que je choisis, si j’ouvre les veines de leurs textes, c’est toujours pour tenter d’en faire résonner l’émotion et la violence qui se dégagent. Ivo Van Hove dit à ce sujet : « Mettre en scène une pièce du passé implique de recréer la déflagration qu’ont ressentie les spectateurs le soir de la première. » C’est particulièrement important concernant une pièce comme « Une maison de poupée », qui a connu des débuts si contestés au parfum de scandale.

Le théâtre est un art au présent. Qui selon moi doit parler aujourd’hui comme s’il venait de s’écrire. Un artiste ne peut ignorer le monde dans lequel il vit. En cela, c’est une expérience politique, potentiellement contestataire et sans consensus. Rien n’est interdit à la représentation. Vivons !