Ce n’est pas la première fois que le théâtre tente de s’emparer de la crise migratoire actuelle. Ce n’est pas la première fois que la Grèce devient un décor tout indiqué pour mêler les origines des tragédies. Mais alors que nous n’avions jamais trouvé tout à fait pertinentes les précédentes tentatives, le duo Sarah Jane Moloney et Anna Lemonaki parvient, grâce à la sublimation dramaturgique de la poétesse antique Sappho, à nous faire entrevoir une réalité complexe, agrégat séculaire d’affects et de politique. Au-delà du prétexte des sujets à la mode sur nos scènes (la place des femmes, l’homosexualité, les réfugiés…), le spectacle détourne habilement les pièges de l’air du temps pour se soucier de faire oeuvre plutôt que de faire justice. Naviguant sur plusieurs époques sans s’attacher à une quelconque chronologie, l’île de Lesbos comme seul port d’attache, il va s’agir de retrouver les mots qui manquent, ceux sans qui la poésie n’agit plus et semble, dans le vide qu’elle génère alors, participer à jeter les âmes sur les rives sans plus de précaution.
Dans cette salle du Poche à Genève bouleversée pour l’occasion, l’espace scénique se fait étroit, une jetée qui s’étend mais refuse la pénétration dans un territoire, une perspective à plat. Ainsi coincés, les trois acteurs portent leur partition avec une justesse et une force magistrale, poreux à toutes les tensions, attentifs aux tourments amoureux qui les agitent, soucieux du sort de leurs prochains. Empêtrée dans son filet, Marie-Madeleine Pasquier déborde les frontières, impressionne, glace, vient bousculer nos sentiments reptiliens grâce à la mise en scène implacable qui sait créer et doser images et situations. Sans tomber dans la bien-pensance, le texte affleure les problèmes, cherche des voies de sortie dans la puissance de la poésie et plus particulièrement dans la vie même de la poétesse ; ici pas de grandes leçons mais une incitation par l’exemple.