Être nu quelque part

7 Pleasures

(c) Danny Willems

(c) Danny Willems

Les corps nus sur les plateaux des scènes contemporaines sont légion, et voilà quelque temps que leurs présences ne portent plus d’aspect sulfureux ni gênant. Sujet tarte à la crème, objet de plaisanteries, ces nudités sont trop souvent habillées de fonctions militantes ou provocatrices ; rien de bien palpitant donc, car trop peu d’interrogations nouvelles autour de cet acte intimement symbolique. On a vidé le nu de son suc à force de l’aspirer.

Le vêtement quant à lui revêt trois fonctions essentielles, l’ornementation, la communication et la protection ; il est bavard et indiscret, dévoile à l’instant la catégorie sociale, la tribu identitaire, la couleur intérieure du jour… ou le destin d’un personnage et l’intention du metteur en scène. Le nu est égalitaire par essence.

Voilà où réside l’intelligence du propos de Mette Ingvartsen ; la jeune chorégraphe danoise parvient à renverser le discours, et ce n’est alors plus la nudité qui est exposée mais le regard de celui qui l’inspecte ou l’objet sur lequel elle évolue. Dans la tradition chrétienne, on définit les ordres contemplatifs par cette périphrase : « se laisser aimer ». La relation qui se crée entre public et danseurs par des outils de mise en scène est de cet ordre ; nous voilà autorisés à regarder, à partager la jouissance jusque dans la scène finale où les voix, face public, se mêlent aux corps dans une communion de chairs entre spasmes et exténuation. Cette relation particulière se noue dans les premières secondes ; unis dès l’installation dans la salle par les pulsations rythmiques qui régulent les mouvements cardiaques, les danseurs se déshabillent parmi les spectateurs. Je deviens soudain le voisin d’un corps intégralement nu, un nu sans message, comme si le danseur ne faisait plus qu’un avec le personnage et que sa nudité dépassait son statut d’Homme pour devenir pleinement théâtrale. On se surprend alors, après un temps d’apprivoisement, à ne plus regarder ces douze corps offerts dans une optique de prédation sexuelle mais dans un rapport esthétique. Résolution magistrale d’un casse-tête bien connu des acteurs jouant nus, faire que son discours tienne tête à son corps, que le tropisme n’occulte pas les mots. Des mots ici il n’y en a pas, d’individus non plus, mais un magma de chairs qui se meut tout en viscosité, un fluide de peaux et de membres, à la quête inexorable, qui s’insinue et s’infiltre. Le plusieurs devient l’unique, on touche au mystique. Les objets du quotidien qui peuplent le plateau semblent accueillir cette marée d’organes et de poils avec sensualité et plaisir tant ils sont caressés, englobés, léchés par l’ensemble. Ils sont aussi les premiers témoins – parfois engagés – de la transe qui envahit soudain les corps abandonnant à une force supérieure le contrôle de leur enveloppe.

« La nudité, selon Bataille, se dérobe à la représentation distincte. Elle met l’être en mouvement, elle ouvre le monde comme on ouvre une infinité de possibles et aussi comme on blesse un corps, non sans cruauté, ou comme on sacrifie l’intégrité d’un organisme. Le monde en sort agrandi, mais incompréhensible. Elle joue sur un paradoxe ou une tension entre les formes de l’être, et le déchirement, la perte, l’inquiétude » (Georges Didi-Huberman, « Ouvrir Vénus »).