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Basé sur la pièce du jeune Valery Pecheikin (comme l’était « Les Idiots »), « Kafka » de Kirill Serebrennikov dresse ici un portrait kaléidoscopique de l’écrivain, mélangeant éléments biographiques, extraits du journal, et apparitions de personnages de ses récits. 

« Kafka » est une pièce en trompe-l’œil. Car ce qui d’emblée paraît être une forme classique avec costumes d’époque (on est loin de l’esthétique de « Martyr») et en réalité beaucoup plus exubérant et décalé. D’un côté sont reconstituées des saynètes familiales et intimes, sur un mode documentaire : une caméra à l’épaule filme Kafka assis à sa table de travail, en noir et blanc et en gros plan, comme des images d’archives. Plongé dans un panier de crabes familial, face à une mère dictatoriale, Kafka est cette figure effacée, réfugié derrière les meubles, confiant à son meilleur ami Max Brod le soin de communiquer avec le monde, de devenir son propre commentateur. Kafka, mutique, semble le jouet de forces qui le dépassent, à commencer par ses obsessions mentales qui s’incarnent en personnages dotés d’un élan vital qui lui semble refusé. Serebrennikov nous immerge non sans humour dans l’univers mental dérangé de l’écrivain tchèque, extrayant avec une maîtrise scénique remarquable des fragments du corpus kafkaïen, tel le commis-voyageur et le cafard de « La Métamorphose ».

Serebrennikov pose une ambiance de cabaret décalé autour de la douzaine de comédiens et musiciens, dont le piano et la guitare électrique alternent les ambiances planantes avec de vieux morceaux jazzy. A aucun moment on ne perd de vue le fil rouge dramaturgique. Comme dans « Les Âmes mortes » (voir I/O d’Avignon 2016), le sens du rythme et des enchaînements du metteur en scène russe est d’une précision redoutable, avec une intelligence utilisation d’une scène à panneaux modulables, tout autant que sa direction d’acteurs, malgré une seconde partie plus faible. Le spectacle est foisonnant, et certains pourront lui reprocher certains moments de franc délire. Si l’on se trouve à l’antithèse de la lenteur calculée d’un Lupa, il y a dans « Kafka » plusieurs degrés de lecture dans ces  séquences hallucinatoires où le plateau semble saturé de balles de ping-pong blanches et de machines à écrire. Représenter l’univers mental d’un des génies de la littérature, le défi était immense : Serebrennikov l’a relevé, mais à sa sauce, en “russifiant” la figure kafkaïesque. Mais comme le dit avec justesse Pecheikin : “As it seems, we are still living in a world were absurdity is the measure of all and the only thing we have left to do is repeat after Kafka: “I would like to bring the world to purity, truth and firmness””.