Juste l’os, le nerf, le muscle. Pas de pathos, pas de gras, pas de sirop. Une ligne de lumière sur le plateau à cour et c’est presque tout. Ça glisse lentement, ça se contorsionne, ça se renverse en arrière, ça se fige dans l’obscurité radieuse au son des vibrations tranquilles du subwoofer. Deux danseurs. Puis trois, puis quatre. Paralysie, freezes, frémissement des mains… Placée juste derrière nous, une lycéenne en sortie scolaire s’inquiète déjà à voix haute : « C’est de la danse, ça ? »
Moyennant une hyper-sophistication austère, loin des clichés festifs et rassurants du hip-hop mainstream, la proposition de Bruno Beltrão s’affranchit de tout récit identifiable, de toute progression logique et procède par ruptures, par tableaux discontinus. Bientôt vont jaillir, avec une élasticité étonnante, comme des chats endiablés qui bondissent de partout, les dix danseurs enchaînant figures et coupoles. C’est la brusque détente du muscle, la beauté allurée et drastique du mouvement. Le spectacle semble n’avoir vraiment commencé que dans ce déploiement soudain d’énergie entêtée et de virtuosité incontestable.
Il y aurait presque, dans cette martialité fluide et électrique, dans cette maestria fauve et virile, une forme de douceur : serait-elle due aux shorts longs et amples que portent les danseurs, qui leur donnent, en mouvement, une silhouette ailée et papillonnante ? Parfois, lorsque le silence s’installe, on entend, sur le sol, le seul bruit des sneakers, attendrissant comme l’empreinte humble et fragile de l’effort vigoureux. Partant des propositions faites par les danseurs lors d’improvisations, le chorégraphe brésilien est en quête d’une grammaire neuve, d’un vocabulaire inordinaire du geste. « Inoah », nom du lieu de résidence où s’est créé le spectacle, cherche à évoquer la longue marche des migrants.
Beltrão n’est pas sûr de la validité de son propos : « Comment le hip-hop peut-il contribuer à une meilleure compréhension du monde dans lequel nous vivons ? C’est peut-être une question trop vaste, certainement, sachant que je n’ai pas d’avenir particulier en tête. Il faut cependant croire en quelque chose pour pouvoir créer des œuvres, même si cela soulève toujours des doutes. » Sa seule certitude réside sans doute dans la foi en une énonciation inédite et pure, faisant éclater les limites. Il s’agit pour lui de faire muter l’espace, de le métamorphoser radicalement, de s’en emparer avec une détermination et une rage indomptées que rien n’apaise. Cela vaut bien tous les discours sur les migrants. A la fin du spectacle, une camarade s’enquiert auprès de la lycéenne : « Alors, ça t’a plu ? – Ouais, ça a allé… » Oui, Bruno Beltrão déplace les frontières. Y compris celles qui existent dans le public du 104.