Malgré l’expérience postapocalyptique et postdramatique qu’il nous propose, « Nickel » se donne l’allure d’un vieux manuscrit retrouvé. Son « arche narrative » tripartite s’inspire fictivement d’une chronique minière, polluée et fantaisiste, qui reconfigure par son énergie désespérée la topographie d’une vieille usine métallurgique, aujourd’hui désaffectée. Collaborant avec Pauline Haudepin dans l’écriture, Mathilde Delahaye concrétise les promesses spectaculaires du récit en faisant de la scène une utopie fourmillante et effrénée où une troupe d’anges mineurs (mêlant vogueurs et acteurs) redonne vie à ces ruines impures peuplées par l’orge des rats, des perruques spectrales en lévitation, des danseur.se.s indompté.e.s à coiffes bretonnes. L’image plurielle, prenant grâce au tulle castelluccien une étoffe visionnaire, multiplie les plans et les régimes d’expression. Comme surface de projection littéraire, le dispositif nous rappelle le « 2666 » de Julien Gosselin par ses accumulations édifiantes et toxiques de mots, inventaires matériels ou biologiques qui historicisent le lieu.
Le texte pour sa part est bien plus percutant dans ses incartades fabulatrices (du récit épique d’un certainDolipranerappelant clairement les « narrats » d’Antoine Volodine à cette ode aux termites génialement interprétée par Thomas Gonzalez) que dans ses envolées politiques, parfois mièvres et sentencieuses, qui didactisent un peu trop l’image. Après son adaptation paysagiste de Jelinek, Mathilde Delahaye impose sa politique passionnante de l’espace. La réhabilitation scénique du lieu ne passe pas par une sublimation scénographique (pourtant à l’œuvre par l’imposante structure d’Hervé Cherblanc et les lumières toujours sublimes de Sébastien Lemarchand), mais par une pratique vitalisante de l’espace. Dans les performances impulsives des danseur.se.s, la spontanéité des attroupements festifs et la lenteur balbutiante des premières rencontres, la scène redevient un authentique milieu de vie. Avec « Nickel », Mathilde Delahaye fait bien plus que donner une visibilité à un collectif marginal. Dépassant l’injonction actuelle à faire naïvement du théâtre le lieu d’une communion retrouvée (qui avait la dent dure cet été au Festival d’Avignon), sa politique réside dans « l’image fictive d’une communauté » (cf. Rancière) que reconstitue son art postdramatique et profondément romanesque, injectant du sens dans les décombres tout en rendant sa « communauté de présences » parfaitement inassignable.