Spécialiste de l’œuvre d’Antonin Artaud et professeure de philosophie, Évelyne Grossman publie aux éditions de Minuit un court et stimulant essai qui ausculte des penseurs (philosophes et écrivains) confrontés à une crise existentielle qu’ils subirent ou cultivèrent et dont ils retirèrent une théorie ou du moins une leçon. « Comme l’a dit McLuhan, breakdown is a potential breakthrough. »

La crise est devenue un mot galvaudé. Souvent associée au processus créatif comme un sésame ou une initiation, elle reste un motif récurrent dans la littérature : la chute de cheval de Montaigne, l’attaque de Rousseau par un chien, le vacillement de Proust sur les pavés sont autant d’accidents ouvrant à la création. L’expérience de la souffrance, de la perte, de la destruction permet de comprendre l’activité poïétique. Penser la création à partir des plaies, de la sensibilité et de leur cicatrisation conduit à repenser le statut de la liberté (ou nécessité) créatrice ainsi que les circonstances de l’émergence des œuvres. Ici il sera plutôt question de Deleuze, Barthes, Breton ou Beckett et aussi de Joë Bousquet, poète de Carcassonne alité très jeune après qu’une balle pendant la Seconde Guerre mondiale le priva de ses jambes : « Ma blessure existait avant moi. Je suis né pour l’incarner. »

Car il y a dans l’âme quelque chose qu’il ne faut pas vouloir soigner au risque d’anéantir, de faire taire irrémédiablement l’appel qui la motive : précisément ce qui en elle ouvre la plaie, ce que Lyotard désigne par la première lettre hébraïque, l’aleph. Incision douloureuse, sans laquelle rien ne se passerait, lacération qui creuse l’endroit d’un advenir. Fondamentalement, pour la psychanalyse, la créativité s’ancre dans l’expérience du manque et de la perte. « Toute création exige-t-elle l’insécurité ? » lance l’auteure pour mieux nous guider dans les précieux déséquilibres que les artistes nommeront chacun selon leur sensibilité : le Pèse-Nerf d’Artaud, le pli de Deleuze, le suspens mallarméen, l’aphorisme nietzschéen… L’intérêt de l’ouvrage repose sur la thèse d’Evelyne Grossman illustrée par de nombreux exemples piochés dans le XXe siècle qui est cette tentative non pas de résoudre la crise mais bien d’en conserver le déséquilibre : créer est une épreuve et la volonté d’avancer à tâtons malgré l’incertitude une voie royale à l’accomplissement de son oeuvre.