Kairos et Requiem

Boîte noire. Théâtre-fantôme pour 1 personne

DR

Certes, il y avait une attente. Cette première création post Covid portait en elle les inquiétudes et la ferveur dues au sevrage forcé. Comment penser le théâtre, lieu de la communion cathartique, espace de la communauté, en traversée solitaire ? Stefan Kaegi teste depuis longtemps des performances appareillées, où chacun seul dans sa bulle sonore peut s’immerger dans une ville ou dealer avec des marchands d’armes. Souvent, ces concepts huilés nous ont paru trop efficaces pour être honnêtes, comme un manège de fête foraine adapté aux cultureux citadins. Les temps ont changé, les raisons imposées du dispositif lui donnent toute son ampleur : ainsi les mêmes ingrédients provoquent frissons et palpitations lors de cette déambulation mystique dans les entrailles du théâtre de Vidy. Coiffés d’un casque, Lola Giouse en cicérone nous indique le tempo. Nos pas dans les siens et nos yeux orientés, les coulisses se déshabillent et toute la machinerie d’un théâtre apparaît grâce aux voix de toutes les mains qui y travaillent. La machine à coudre qui s’agite dans l’atelier de costumes, les accessoires qui tapissent les murs, les guindes, les câbles et les cintres, tout ce patrimoine matériel vital pour qu’une respiration se partage un soir sur le plateau. Contempler la scène selon plusieurs points de vue est une des grandes joies du parcours : assis sur un escalier de service, dans les gradins ou derrière la table du metteur en scène, la tête dans le trou du souffleur ou à jardin pour actionner la fumée, sous la douche face au public pour deviner ce qu’avoir le trac veut dire, chaque station de cette marche expiatoire est à la fois une leçon et un acte de mémoire. Le théâtre de Vidy tel qu’on le connaît va disparaître et avec lui, un chapelet d’histoires vécues et racontées. Stefan Kaegi nous missionne pour graver dans nos cœurs ces espaces et ces gens que la modernité appellent à renouveler. C’est donc bien à un requiem, aussi beau que déchirant, que nous sommes conviés ; à travers ce premier pèlerinage dans le temps d’après, ce sont des présences spectrales que nos peaux finissent par frôler, des traces, les empreintes que ceux avant nous ont laissées comme pour nous rassurer sur cette éphémère solitude.