À la lumière de nos tristesses

Traviata, vous méritez un avenir meilleur

© Pascal Victor/Artcomart

© Pascal Victor/Artcomart

Sous une épaisse couche de tulle, des hommes semblent flotter. Le plateau, enfumé, devient alors un bassin empli de larmes dans lequel nagent des fantômes amoureux, abrutis par la tristesse. La tristesse d’un passé perdu dont il apparaît impossible de s’extraire autrement que par l’excès.

Et c’est violent. Ultraviolent même, car malgré tout ce que nous connaissons déjà : malgré l’amour de Violetta et l’obstination d’Alfredo, malgré les notes de Verdi et les repentirs de Giorgio, malgré aussi les souvenirs numériques d’un passé où la Callas enflammait les visions de Luchino Visconti, il apparaît ici d’emblée qu’il ne nous sera proposé rien d’autre qu’un glissement vers la conscience de l’impossible… Un dérapage inévitable au plus profond des fosses dans lesquelles croupissent nos espérances gâchées.

Parce que non, Benjamin Lazar ne croit plus. Plus en rien. Et c’est avec une indéniable dextérité qu’il démontre aux croyants hébétés l’idiotie de leurs simagrées. Car regardez : comme dans n’importe quelle prophétie, le drame était annoncé dès le départ ! Dès le commencement, le tulle de la robe de mariée n’est rien d’autre que cet accessoire dérisoire qui fait de ceux qui l’endossent les pantins ectoplasmiques d’un amour pourtant voué à la mort. Elle aussi, d’ailleurs, rôde dès les premières minutes, quand on sait que ce même tissu, illusion du bonheur, sera aussi le linceul d’une Violetta condamnée, à qui seul l’espoir d’avoir aimé pourra faire croire qu’elle « revient à la vie ». Une fois perçu ce jeu de dupes, tout prend sens, et du sol au plafond la scène entre au service de la démonstration de l’ambivalence de nos vies et du désespoir qui les habite, y compris dans les moments que nous pensons être le plus heureux. Revenants d’un autre monde, puisque déjà fantômes, seuls les personnages du drame ont alors conscience de cette réalité, et c’est dans l’abyssale noirceur de leurs regards qu’il faudra espérer trouver la lumière.

Car c’est certainement ce qu’il y a de plus intéressant ici : l’idée ressentie mais jamais démontrée que c’est uniquement dans l’esprit des malheureux à l’œuvre qu’il sera possible pour ceux qui les regardent de trouver l’ombre de l’espoir. Cette possibilité, c’est avant tout à Judith Chemla que Benjamin Lazar la doit. Avec ce jeu lunaire et éthéré qui jamais ne l’empêche d’être la soprano que l’histoire lui impose, elle découvre aux yeux du public l’incroyable nécessité d’une intériorité qui seule peut abattre le malheur quand il s’acharne. Qui d’autre que ce cœur fort et cet esprit illuminé peut faire mentir la prophétie du livret de Piave, pour qui « quoi qu’elle fasse, la créature tombée ne se relèvera jamais » ? Rien ni personne d’autre que la lumière intérieure de l’âme de Violetta (et à travers la sienne toutes les nôtres), qui nous fera dire que quoi qu’il advienne cette vie-là était bonne. Au passage, le trio Lazar-Hubert-Chemla frappe trois fois fort comme le théâtre, alors qu’ils ne font pourtant que respecter la lettre de cet opéra à l’ambivalence permanente, où la vie côtoie la mort et l’amour la tristesse, quand sur les murs s’inscrivent le prix de la robe de mariée une fois vendue et les corps inhumés. Jamais à cet instant ces quelques mots de la Traviata n’auront pris autant de sens, et rares certainement sont ceux qui auront su les faire résonner avec une telle réalité : « Tout est fini, place à la fête. »