De l’inconvénient d’être né

L'Affadissement du merveilleux

© Mathieu Doyon

Que d’efforts luisants avant d’envisager le réconfort – et encore, sa lucarne miteuse : car l’« affadissement du merveilleux » épuise les corps, qui, au souvenir d’un paradis perdu, cherchent une harmonie chorégraphique fichue d’avance.

D’un groupe qui voudrait rester groupe par-delà l’émancipation ; autant d’un troupeau qui quémande une âme. Cinq interprètes tentent pourtant l’aventure : les voilà qui désirent dé-chaîner leur connivence édénique – ils ouvrent leurs pupilles et, osant se séparer les uns des autres, ils entament le mouvement de leur propre naissance en même temps que la danse s’exhume pour le spectateur. Ils souffrent, dirait-on : ils crient bêtement tel le bébé qui avale sa première bouffée. Très vite, ils veulent s’accoler à nouveau aux camarades, ceux qu’ils ont lâchés par une curieuse tentation. À l’œuvre donc, un groupe déformé qui souhaite se reformer : ainsi d’une chorégraphie dans laquelle chaque conflit est séductif et chaque séduction déceptive… À l’image d’un démembrement machinique qu’il faudrait réparer (elle est bien là, la direction dramaturgique) ; sauf que l’homme est terriblement fragile : les figures de chair, de plus en plus déchirées d’expression, traversent monts et douleurs pour retrouver l’Éden perdu. Double chemin : découvrir les lignes de son propre corps, apprendre à les (re)connaître, et expérimenter en même temps l’élan vital pour les relier à celles d’autrui. Y parvient-il, l’homme, en fin de compte ? Certes, quelques ententes en duo s’ébauchent… Mais, caricaturales à dessein, elles ne prévoient que leur propre échec – et lorsque deux et deux font bien quatre, c’est le paria condamné à subir son exclusion du groupe que l’on contemple.

Car au fond, dans « L’Affadissement du merveilleux », le moment parfait est à chercher « avant » – avant la dissociation du Grand Tout. Quand les danseurs, paupières closes, baignent encore dans le plaisir d’un balancement intuitif (sans qu’ils aient le recul pour le mentaliser)… Avant qu’ils ne se propulsent hors d’eux-mêmes : avant qu’ils n’existent. Précisément : ils sont encore émancipés de leur propre désir d’émancipation, nageant dans l’ataraxie. Que d’étapes inutiles donc : Catherine Gaudet chorégraphie le spectacle d’une séparation qui se regrette presque à l’immédiat – animée de désirs holistiques qu’il faudrait agrémenter d’un atout inexpugnable, la conscience. Eh ! Qui ne rêverait pas de retourner au paradis après en être sorti ? Pauvres Sisyphe : le chemin phénoménologique tombe à l’eau, et les danseurs terminent salement coincés dans une contraction limbique, qui leur offre à peine le repos d’un hiératisme tout à fait contraire à l’habile fluidité des mouvements originels. « N’être pas né, rien que d’y songer, quel bonheur, quelle liberté, quel espace ! » écrit Cioran. Le « merveilleux », ou l’origine ; l’« affadissement », ou ce qui s’ensuit et s’enfuit donc… À quoi peuvent-ils bien songer, ces tristes hères injustement éjectés du liquide amniotique ?