Comment incarner les paradis fiscaux

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C’est une pièce plus complexe que ne le laisse appréhender une première lecture en surface. Car tout ici est affaire de frontières symboliques et de la possibilité ou non de les traverser. L’espace de jeu, délimité par un marquage au sol comme une arène ou un terrain de lutte, devra dès le prologue faire face à des ennuis de dimension ; le tapis censé le recouvrir sera inéluctablement trop petit et posé à l’envers. Dans cette image primordiale, le duo québécois Alix Dufresne et Marc Béland matérialise avec humour et légèreté la force irrépressible de ce rouleau compresseur qui va bientôt s’abattre sur leurs mots et leurs corps et affirme d’emblée que les délimitations imposées par les règles sociétales ne semblent pas avoir d’effectivité dans la réalité. Dans une boucle répétitive, l’interview radiophonique d’un expert de l’évasion fiscale va servir de sédiment à ce travail scénique ; matériau à la fois informatif et plastique, il ne cessera d’être malaxé, accéléré puis ralenti, ingéré et totalement absorbé par les corps des interprètes, qui vivent ainsi au premier degré l’expression éculée « incarner son texte ». S’enchaînent alors des séquences, drôles, performatives puis quasi monstrueuses, où tout se démembre, se délite et semble se transformer en cauchemar obsessionnel. Le concept formel, absurde dans sa construction, pousse le spectateur à entendre, à comprendre, à ressentir puis à assimiler l’absurdité du système bancaire. La vulgarisation des propos, limpides et didactiques, prend au fil de la représentation une dimension métaphysique, traversant les cerveaux pour s’implanter dans la concrétude des corps qui se confrontent sans cesse à plus de contraintes, de silence voire de vide. L’intelligence de cette mise en scène est justement de ne pas assener un discours militant ou engagé mais de déplacer le nœud de la problématique dans une intimité et un rapport très immédiats à nos vies. Ce qui pourrait nous sembler loin, ce qui ne nous concerne pas directement, se trouve alors matérialisé sur le plateau, et l’intention potache prend soudain une nécessaire dimension tragique.