© Tuong-Vi Nguyen

« Proches » est un drame qui ne manque pas de fantômes littéraires. Laurent Mauvignier semble autant tisser une pièce de famille qu’un lignage théâtral, faufilant les fils prodigues de Lagarce dans les maisonnées à mystères d’Ibsen. Ce ne sont pas tellement ces références brandies qui écrasent la vitalité dramaturgique de « Proches », mais l’équilibre qu’il ne réussit pas à trouver entre drame à suspense, tout en rétentions et artifices de révélations, et drame de la vie, où le mythe de la proximité familiale s’incarnerait dans la physique, dans les nœuds d’ondes (comme disait Julien Gracq) des rapports familiaux.

Dans les pièces d’Ibsen, le passé encombrait les personnages mais jamais le théâtre, l’auteur norvégien trouvant une conjugaison historique entre épique et dramatique : le retour du secret, de l’enfoui, ne venait jamais altérer chez lui le présent théâtral mais au contraire le réveiller. Et ce parce que les récits mémoriels chez Ibsen avaient toujours une teneur performative : la dynamique de révélation était un mouvement de modification, de métamorphose active des pensées et des corps. Chercher l’étincelle entre les temporalités et faire brûler le récit : voilà  la quête obligée de toute dramaturgie épique, au risque que le.a spectateur.rice avide de nécessité théâtrale crie à la pièce de romancier.

Il est paradoxal que la théâtralité fasse défaut à Laurent Mauvignier au moment ou celui-ci assume le devenir scénique de son écriture, alors que ses précédentes œuvres cousues en solitaire (“Ce qu’on appelle l’oubli”, “Tout mon amour”) semblaient en offrir davantage. Ici, la scission structurelle entre actions et passages racontés (souvent joués en rang d’oignon au nez de scène, et projetés avec trop peu d’intériorité) traduit à elle seule cette non rencontre des temps et cette convocation somme toute alternative du théâtre. Et au lieu d’incarner le sujet affiché – la question des proches, vaguement thématisée çà et là – au lieu d’en faire l’organe du spectacle, Mauvignier préfère un autre poumon dramatique : celui du secret linéairement révélé, qui devient moins la nervure fascinante du drame que sa boursouflure.

Les hantantes « Histoires de la nuit » (dernier grand roman en date de Mauvignier) exhibaient jusqu’au vertige –  comme le « Caché » de Michael Haneke – les répercussions tardives, le tragique à retardement d’un passé, l’instant sans retour où le diable qu’on croyait terré ressort de la boîte. Peut-être est-ce cette peur de l’Inconnu – ici d’un certain Yoann-  et la manière dont ce retour reconfigure la constellation familiale qu’aurait pu travailler plus drastiquement et primitivement l’auteur, au lieu d’être tenté par la malice du mystère. Le régime de l’enquête semble en effet incompatible avec la pièce vibratoire qu’il veut écrire et montrer : les acteur.rice.s vont vers l’efficacité des paroles et des présences pour surmonter les labyrinthes dramaturgiques, que nous déchiffrons d’ailleurs un peu vite. Ils.elles deviennent conséquemment des figures plutôt que des êtres, des silhouettes plutôt que des membres de la famille, dont les attractions et répulsions ne sont alors plus contenues que dans les mots.