© Jean-Louis Fernandez

Second volet d’un diptyque de Sylvain Creuzevault sur les idéologies françaises de la première moitié du XXe siècle, « Edelweiss » se déporte à l’ultra-droite en miroir aux mouvements de résistance au fascisme issus de la gauche ouvrière évoqués, avec Peter Stein, dans son « Esthétique de la résistance ». Il offre un panorama historique du collaborationnisme à la fois didactique et un peu fourre-tout qui peine à convaincre totalement.

Ils sont partout : à Paris, à Vichy, à la radio et même en visite à Weimar. Les intellectuels fascisants ne sont pas d’accord entre eux, mais ils frétillent au même hameçon. Creuzevault maîtrise l’art du portrait par collage, méthode assurément adéquate au regard de l’immensité de cette galerie de prophètes de la décadence, au cœur desquels vacille sur son trône un Pierre Laval écartelé entre la France et l’Allemagne. C’est qu’il y a parmi les décombres de la pensée frelatée des élans de « poésie » pure, selon le terme même de Brasillach et, à l’instar de Céline, la petite cohorte d’intellectuels vichyssois sont d’abord des amoureux des lettres. Mais on aurait souhaité une plongée dans leurs eaux troubles et profondes plutôt qu’une promenade en barque menée avec un chronologisme pédagogisant  : essayer de comprendre comment les auteurs des pages parmi les plus belles de l’entre-deux-guerres – disons le Drieu du « Feu Follet » ou de « Mesure de la France » – ont pu succomber aux atours fascistes. C’est que cette collusion idéologique entre les extrêmes – figures rouges-brunes soraliennes qui sont, à l’époque, l’aboutissement d’une fusion entre l’extrême gauche révolutionnaire et le nationalisme antiparlementaire – a été amplement documentée par les historiens mais peu creusée par le théâtre.

« Au commencement était l’acte », dit bien le Rebatet d'”Edelweiss” : affirmation fondamentale mais qui ne fait qu’effleurer la dialectique de l’intellectuel fasciste. Car si les grandes figures politico-intellectuelles de droite semblent par essence logophages et idéalistes, les fascistes d’hier sont innervés par la nécessité de l’action : un acte idéaliste, pourrait-on dire (pour Drieu d’ailleurs, « on peut faire subsister un solide réalisme à l’intérieur d’une conception idéaliste »), parfois dans une lutte contre ce refuge matérialiste que constitue le capitalisme américain triomphant, et presque toujours contre le cambouis bolchevique mené, dans les délires antisémites, par l’internationale juive. « Il y a dans l’acte un pessimisme grandiose à l’égard des paroles. Jusqu’à maintenant, nous n’avons fait que de parler », écrivait Musil que citera plus tard Godard dans son cinéma tout aussi post-brechtien qu’est le théâtre de Creuzevault. Reconnaissons à ce dernier l’intelligence de laisser percevoir le flottement des collaborationnistes clivés autour de cette insoluble mécanique articulatoire entre l’action et la parole.

Reste que le théâtre ne semble pas ici en pleine possession de ses moyens. Certes, fidèle à ses compositions polymorphes mêlant cabaret, farce, monologues et clins d’oeil vers le présent, Creuzevault déploie une dramaturgie efficace et nettement plus lisible que dans certains de ses précédents spectacles, mais trop lisible peut-être, qui propose une leçon d’histoire assez factuelle. Non content de se laisser incruster par des éléments hétérogènes (que vient faire cette séquence sur les résistants des FTP-MOI, comme un cheveu sur la soupe fasciste ?), elle peine à trouver toute sa puissance : la force du théâtre est aussi sa capacité à incarner la politique, dont on ne soulignera jamais assez qu’elle est avant tout un jeu d’affects, et donc de corps : la matérialité sensible de ces passions tristes ou joyeuses, dirait le spinoziste, est en grande partie évacuée au profit d’un agrégat de micro-récits d’individualités dont on n’aura, en sortant du spectacle, pas saisi grand-chose de leurs irréductibles complexités. Peut-être parce que figées dans cette espace-temps si singulier qu’est la Collaboration à défaut d’être recontextualisées par les biographies personnelles tout autant que l’histoire des passions françaises.

Quid, par exemple, de l’ambiguïté du ciment européiste dont se prévalent aussi bien Doriot, Drieu et les membres de la LVF que la gauche internationaliste suivant le sillon d’Aristide Briand ? Quid encore de Valéry, Camus ou Mauriac qui, à la Libération, se fendent d’une défense de Brasillach rejetée par le général de Gaulle se justifiant à posteriori au titre que « le talent est un titre de responsabilité » ? Autant de points d’accroche extrêmement équivoques dont la mise en scène aurait pu pousser le spectateur dans des retranchements de pensée sans doute plus féconds qu’un tableau vivant de saillies antisémites, germanophiles ou nationalistes somme toute sans surprise. En ces temps d’hypomnésie collective, Creuzevault, soucieux généalogiste de l’idéologie, génère une résonance de paroles certes salutaire mais formellement assez convenue, substituant à la dialectique et à l’effroi un goût du burlesque qui tombe un peu à plat.