© Christophe Raynaud de Lage

Adepte d’un naturalisme sans fissures, délibérément indiciel, connu comme Caroline Guiela Nguyen pour ses plans séquence dramatiques adossés à des espaces unitaires (Ehpad, locaux de services sociaux), Alexander Zeldin rêve pour la première fois une traversée épique.

« The Confessions » entre en résonance avec le récent déplacement autobiographique d’un autre metteur en scène : celui de Christophe Honoré, qui préférait dans « Le Ciel de Nantes » la suggestivité du théâtre au réalisme cinématographique pour éviter la figuration inconvenante de sa famille. À la salle de projection patinée que Honoré choisissait comme espace-seuil répond ici une salle des fêtes, avec son paquetage de parquet mal verni et de lourds rideaux rouges. Foyer rural feuilleté sur plusieurs plans enchâssés, selon le vertige ludique de la mise en abyme. Se dévoile ainsi, chez Honoré et Zeldin, une envie de mettre à distance et de revitaliser en même temps le cadre optique de la représentation. L’hyper-matérialisation de leurs outils respectifs semble avoir un enjeu d’abord éthique : elle leur permet de ne pas sombrer dans une reconstitution naïve, immédiate et traitresse de leurs fantômes. L’art qui faisait effraction dans leurs familles, qui pouvait même faire d’eux (c’est le cas d’Honoré et de la mère de Zeldin dont il est question ici) des transfuges, semble alors coupé de sa fonction sacrée d’espace résurrecteur pour redevenir un outil sobrement artisanal, un médium inquiet grâce auquel le passé transparaît plus qu’il n’apparaît.

Qu’un fils écrive sa mère et lui offre par le récit une visibilité, que la vie encore invisible et ordinaire de celle-ci lègue réciproquement au livre du fils une valeur féministe : voilà un geste transmutateur enraciné dans le roman maternel d’Albert Cohen et multiplié maintes fois par l’autofiction contemporaine (par Peter Handke, Edouard Louis…), qui n’avait pas trouvé à ce jour d’équivalent théâtral. Chez Zeldin, c’est la magie humble et imparfaite du théâtre qui fait revivre. Alors qu’une femme âgée, l’Alice de notre temps, se reconnecte à un souvenir de son adolescence (une fête déjà patriarcale des cadets) et balbutie un discours perdu, celle-ci disparaît fugacement derrière le rideau et c’est alors la jeune actrice, en robe sixties, qui prend sa place. Cette résurrection à vue, posant le pacte d’un naturalisme plus distancié, plus visiblement fictif et incertain, est un seuil on ne peut plus enfantin et d’autant plus irradiant. Tiraillé entre son sens assuré du réel et le halo d’incertitude qu’il entend préserver avec pareille matière mémorielle, Zeldin entend faire de cette scénographie décadrante un décalque de son point de vue tremblé. Assez vite pourtant, la puissance réaliste des scènes qui se jouent en gros ou en petits plans derrière les rideaux l’emporte symboliquement sur ces châssis qui voudraient les suspendre et les interroger. 

Ce cadre réflexif, dont le sens critique ne se renouvelle pas vraiment, devient davantage une précaution qu’un véritable regard actif, une exposition de la machine d’illusionniste plus qu’une reconfiguration effective de son art. Bien écrites, les scènes n’évitent pas toujours les écueils discursifs du naturalisme : les dialogues, partagés entre purs effets de réels et semage d’indices révélateurs (le plus souvent d’un sexisme ordinaire) sont vite lisibles. Le séquençage de la vie d’Alice devient conséquemment un brin rationnel, trop balisé – comme le sont souvent les récits d’“émancipation“ – par les étapes exemplaires de son existence. Ce spectre maternel, pourtant dédoublé grâce au regard de l’actrice âgée qui se pose sans cesse sur les souvenirs incarnés, mais qui compose plus une silhouette gardienne qu’une présence agissante, se trouve alors rapetissé et extériorisé par le récit événementiel. La possibilité essentielle d’avoir rencontré Alice dans sa pleine singularité semble alors supplantée par l’ambition zeldinienne d’un drame plus universel. «  Il s’agit moins de narration, que d’une vie primaire, qui respire, respire et respire. » ces mots de Clarice Lispector disent ce qui a nous manqué dans ce spectacle pourtant virtuose et sensible à tous les niveaux : une respiration plus palpable du drame par la brûlure, le fragmentaire illogique et l’organicité permanente des  confessions qui lui ont donné naissance.