(c) Benoîte Fanton

« Elle dit “s’enfuir”, j’entends “s’enfouir”. » « Elle », c’est la femme désirée par la narratrice, incarnée par Véronique Sacri, sur la piste de danse d’une boîte de nuit, un soir de rupture amoureuse. Tout est dans cette lettre en trop, ce mot pris pour un autre.

Un lapsus qui justifie autant qu’il motive ce road-trip, écrit et mis en scène par Aline César, sur les routes de la mémoire, en direction de cette femme qu’il s’agit de retrouver. Une paronomase qui dessine d’emblée un double mouvement, autour duquel s’articule ingénieusement la pièce, tant à l’échelle dramatique que scénique, entre lignes de fuite en avant et creusements en spirale. Déterrer pour avancer, avancer en déterrant, pour que ressurgisse un coming out raté, donc silencié, à l’adolescence. Un écart, un décalage de compréhension, que matérialiserait cet espace mental construit entre forêt hyperréaliste et un pan de papier vertical, comme une ouverture vers un ailleurs, sur lequel sont projetées en boucle des images fantasmées de forêts, de lacs et de routes, véritables Mulholland Drive obsessionnelles. 

Ce serait précisément dans cette légère inadéquation des paysages intérieurs, entre réalisme et onirisme, que peut s’ouvrir la possibilité d’un récit. Façonné sur les trois strates du présent adulte, de l’enfance et de l’adolescence, celui-ci semble régi par le principe de l’après-coup. Autrement dit, par un mouvement rétrospectif, un événement dans le présent – ici, la rencontre avec cette femme dans une boîte de nuit – fait signe vers un événement passé, à la fois même et autre, souvent traumatique, jusqu’alors enfoui, qui parvient ainsi à la conscience et trouve un sens – ici, le désir éprouvé pour une camarade à l’adolescence, et un coming-out volé par les autres, épisode trop violent pour ne pas être refoulé. 

L’habileté de la construction dramaturgique est d’ajouter à cette dialectique une troisième strate temporelle, celle de l’enfance, où se logent les premiers fantasmes et les prémices d’une identité à venir. Cette période originelle se fait alors réceptacle merveilleux – au sens littéraire du terme –, à partir duquel le présent en train de se vivre s’éprouve et s’ancre, et, par ricochets, le passé adolescent douloureux se ré-éprouve, s’ancre, et ainsi se sublime. 

S’élabore donc un récit elliptique, tortueux, dans un passé-présent roulant à tombeaux ouverts, qui nous prend et nous emporte dès la première phrase. Au cours de cette errance rimbaldienne où le Je se découvre Autre, les décrochages temporels s’opèrent notamment par le truchement du motif mythologique du faune. S’il peut certes s’apparenter à une figure plutôt convenue de la métamorphose, de l’androgyne, il se fait ici le subtil point de superposition et de diffraction des strates narratives, comme un des leviers actionnant ce geste d’enfouissement-désenfouissement. Le faune est en effet à la fois la femme désirée au présent, et la projection fictionnelle de soi dans l’enfance, pour, finalement, coïncider parfaitement avec l’adolescente blessée. 

Quant à la théâtralisation du texte, dont la forme ne se prêterait pourtant pas de prime abord à la scène, elle s’effectue par un travail sur la voix, qui offre des variations de tessitures, de reliefs et de points de vue, et qui aurait mérité, à ce titre, d’être davantage exploré. Comme autant d’entrées dramaturgiques, de focales, par lesquelles dire autrement la même chose, alternent ainsi la voix en scène, intimiste, voire sensuelle, adressée au public ou à un dictaphone, et celle hors-scène, qui dézoome le récit pour mieux le préciser. Surtout, cette partition textuelle s’accorde avec la musique, jouée en live par Yan Péchin, dans l’arrière-scène inconsciente de la narratrice. Des rengaines entraînantes, tour à tour dark pop et rock ambient-électro, se font ainsi l’écho autant que le support tangible de ce minutieux et très littéraire texte-patchwork, « pop-fiction » truffée d’extraits de chansons et de références musicales, s’enroulant autour d’anaphores et de comparaisons et progressant par allitérations et assonances.

Et l’œuvre, comme souvent dans les récits de l’après-coup, finit par se mettre en abyme, s’observer en train de se faire, en ne cessant jamais d’interroger son sens et sa pertinence. Lors d’un passage explicitement méta, dont on peut regretter la teneur trop explicative, en rupture avec la bal(l)ade qu’est l’ensemble, on entend notamment la voix de Yourcenar… Mais on pense aussi aux mots de Duras, dans cette idée manifestée que l’enfance contenait en son sein la vie, et le texte, futurs. Tout était déjà là, en latence d’être vécu, d’être couché sur papier, dans « la forêt de l’écrit à venir ». La forêt, encore.