Difficile de parler de « Rapt », dernière mise en scène de Chloé Dabert, tant la dramaturgie, qui s’étend jusqu’au paratexte, cherche habilement à tromper le spectateur. Récit d’une tentative formellement impressionnante, mais qui éclaire surtout les faiblesses du texte.
Le geste de Lucie Boisdamour est rare au théâtre, vu que le texte lui-même contient des consignes de communication flirtant avec le transmédia ; assez rare pour hausser nos attentes donc. Du moins une fois que le stratagème est révélé : à moins de connaître la pièce, récemment parue à L’Arche, il n’est mis au jour qu’une fois en salle ; prière donc à ceux qui souhaitent se préserver la surprise d’interrompre sa lecture dans quelques lignes. Parlons au moins de l’intrigue, sans pour le moment en dévoiler les contours méta : soit le parcours d’un couple d’activistes écolos qui, les années passant, surfent sur les théories du complot, quitte à s’isoler du monde (virtuel d’abord, réel ensuite). Quitte aussi à inquiéter le gouvernement britannique, dont ils auraient percé les secrets ; à moins que ce soit de la pure paranoïa ? L’un est influenceur-réalisateur, se servant du Net qu’il hait pour diffuser des idées a priori complotistes dont on ne saisira jamais l’exacte teneur, on y reviendra ; l’autre est infirmière, de plus en plus brutalisée par l’effondrement du système de santé. Enfin, le monde dans lequel ils évoluent est une version à peine plus dystopique de la réalité : les mêmes catastrophes climatiques, les mêmes virus, les mêmes dominants, mais un peu déformés par la vision border de Noah et Céleste… « Rapt » consiste donc, sur le papier et pour bonne partie sur scène, en une série de scènes de vie conjugales à l’ère de la post-vérité : il faut dire, dans le texte comme au plateau dans la mise en scène de Chloé Dabert, à quel point la psychologie des deux personnages, successivement abîmée et revigorée par leurs croyances, est fine et puissante, si bien qu’elle fait sans aucun doute le sel du spectacle.
Cependant « Rapt » – on en vient au fameux stratagème -, s’appelle tout autrement, et la prétendue Lucie Boisdamour n’est pas qui elle prétend être. D’où le trouble : Noah et Céleste Quilter ont vraiment existé, nous dit-on, et l’autrice a enquêté sur leur disparition ; mais pour éviter toute surveillance et remontrances à son tour, elle n’a eu d’autre choix que de déguiser son identité. C’est à la fois l’idée la plus audacieuse de « Rapt », une tentative de mettre le processus d’écriture lui-même au service de la fiction, mais aussi l’impasse du texte, qui ne tire pas les fils dramatiques qu’il ne cesse de nommer. En voici les deux principaux : d’abord, les scènes du couple proviennent d’un arrangement des « Quilter tapes », une série d’enregistrements qui ont leaké sur Reddit après leur mort ; ensuite, ce que le spectateur voit est une reconstitution effectuée par des comédiens. D’un, un geste d’écriture ; de deux, un procédé de mise en scène : les deux pistes sont passionnantes parce que profondément théâtrales. Que manque-t-il dans les enregistrements et comment le texte et la scène traduisent-ils ce manque ? Comment les comédiens de théâtre décident d’interpréter les Quilter ? Comment leur mise sous surveillance, en écho à celle des personnages, altère-t-elle leur manière de jouer ? Comment la reconstitution scénique colmate ou bien opacifie le mystère qui entoure leur disparition ? Autant de pistes que le personnage de l’autrice, interprétée au plateau par Anne-Lise Heimburger, se contente malheureusement de confisquer au plateau, en l’enfermant dans un régime de récit qui laisse peu de place à toute mise en scène. De la sorte, la méta-fiction devient souvent un simple prétexte à voix off : l’autrice revient alors entre les scènes de vie conjugale, enrobant les infos sur la vie et mort des Quilter dans un lexique de série policière… C’est dommage, frustrant même — à moins de se dire que la méta-fiction elle-même est déceptive ; qu’elle est au fond une porte d’entrée vers la vie de couple des Quilter ; que, certes au détriment du potentiel dramaturgique de l’enquête, « Rapt » est surtout une analyse psycho-sociale minutieuse d’un couple sombrant dans le complotisme ? À bien des égards, c’est heureusement le cas – il faut de nouveau saluer l’écriture dialogique des deux personnages -, mais c’est aussi pourquoi l’épilogue du texte ne fonctionne pas car, sans trop divulguer, il redonne crédit à une méta-fiction que l’on avait cru bon de reléguer au second plan… En ce sens, le texte produit carrément l’effet inverse de ce qu’il intentionne : en légitimant la responsabilité du gouvernement britannique dans la disparition des Quilter, il perd toute sa duplicité et ridiculise précisément la réflexion psychologique et politique autour du complotisme, en le réduisant à un simple mur de commentaires abrutis.
L’épilogue est d’autant plus contradictoire qu’à défaut d’explorer la complexité du complot via la méta-fiction, « Rapt » réussit à y réfléchir avec une plus grande intelligence par le biais des Quilter : sans jamais diaboliser les théories conspirationnistes, parfois même en les normalisant, l’autrice navigue sur une ligne de crête qui lui permet de donner de la profondeur à leurs causes socio-politiques ainsi qu’à ceux qui les portent sur le Net comme dans la rue. Cela dit, même si le texte ne regarde jamais politiquement ses personnages de haut, il reste, peut-être par excès de finesse, souvent assez flou, voire glissant à de rares occasions, pour deux raisons mêlées. D’une part, aucune théorie n’est abordée frontalement : toutes restent au stade d’anecdotes (la scène de blind date du début, dans laquelle on entend parler pêle-mêle du 11 septembre et des chemtrails) ou alors d’amorces… Pour exemple, le film « State of Awake », sorte de brûlot révolutionnaire de Noah : on en verra un teaser montrant des catastrophes naturelles, et on saura que des figurants incarnant Jeff Bezos et Bill Gates sont tués — rien de plus. D’autre part, le nombre de théories abordé est faramineux (outre celles déjà nommées et entre autres, l’existence du Covid et l’efficacité du vaccin, la collecte et le hacking des données vidéo et téléphoniques, la mise sur écoute des militants) : certaines sont complotistes, d’autres non. Résultat, ce flou artistique autour de la notion de complot, à force d’en louer la complexité, commence à le rendre tout bonnement abstrus, d’autant qu’il a tendance à mettre sur la même échelle de valeur des opinions politiques anarchistes et proto-fascistes. Est-ce à dire qu’une certaine gauche se laisse manipuler par la propagande de la fachosphère ? C’est tristement évident, l’intelligentsia s’en est souvent repue, mais une fois ceci compris – et c’est rare qu’on le dise, peut-être par excès de moralisme vis-à-vis de ce genre de fascination pour l’indécision -, il est difficile d’entendre, dans « Rapt », une quelconque réflexion originale de la part de l’autrice vis-à-vis de son sujet, pourtant si bien documenté aujourd’hui ; si bien que le texte, faute de positionnement socio-politique, abuse un peu d’une sorte de neutralité d’écriture — en témoigne le double sens autour du titre secret de la pièce.
On dit beaucoup sur le texte – trop audacieux pour qu’on ne le trouve pas timide dans ses parti-pris -, et moins sur la mise en scène de Chloé Dabert, par instants glaciale mais toujours efficace, précisément parce qu’elle met aussi bien en lumière l’intérêt de la pièce (à y voir les scènes de couple, campé par l’excellent duo Andréa El Azan-Arthur Verret) que ses faiblesses (à l’image des scènes de récit-enquête, qui semblent presque impossibles à rendre intéressantes). Ici, il faut notamment souligner l’impressionnant travail en scénographie et vidéo, toutes deux réalisées par Pierre Nouvel : d’abord finement imbriquée aux scènes intimes de la vie du duo, cette seconde gagne une place de plus en plus oppressante dans le dispositif grâce à une esthétique « found footage » extrêmement raccord avec le propos de la pièce… De la sorte, en prenant le pas sur la scène de théâtre, jusqu’à la faire presque disparaître derrière les écrans de projection, elle met à la fois en lumière la surveillance malveillante du couple, qui dit pourtant s’être déconnecté de toute technologie, ainsi que l’opacification du sens face à une intrigue policière absolument inextricable (d’autant plus via une multiplication des angles de vue, qui accentue l’effet d’inquiétante étrangeté). C’est pourquoi, tout comme une bonne partie des éléments de mise en scène, le mur de commentaires final, inopérant dans son aspect méta-fictionnel, reste intéressant du point de vue du plateau, puisqu’il montre habilement qu’en temps de post-vérité, il est devenu impossible d’élucider quoi que ce soit.