Cette machine que je ne saurais voir

On m'a trouvée grandie

© Zazzo

On dit parfois des dispositifs techniques qu’ils sont époustouflants, mais celui d’ « On ma trouvée grandie » l’est tant qu’il fait date dans l’histoire, certes récente, de la magie nouvelle et de l’illusionnisme dont elle hérite plus que jamais ici, si bien qu’il déborde sur le rêve de tous les créateurs lumière et de beaucoup de metteurs en scène : rendre subitement visible ou invisible, à loisir, n’importe quelle partie du plateau. Cet effet de catoptrique défie l’entendement — les comédiens, les éléments de décor sont devant nous ; une seconde après, la scène est vide —, et il serait vain de le décrire, puisqu’il faut le voir pour le croire. Cependant, c’est aussi un piège tendu à la dramaturgie : comme toute nouvelle technologie, elle a tendance, lorsqu’elle est inaugurée, à se (la) raconter elle-même plutôt que le spectacle. Car entendons-nous, le baptisé « Zeuxis » n’est pas une machine à usage unique, mais une technologie qu’on voudrait voir chez foule d’artistes tant elle ouvre le champ des possibles ; de sorte que Valentine Losseau, première en date à la mettre en oeuvre (c’est l’injustice de la science) n’est peut-être pas celle qui en fera le meilleur usage, parce que cette cape d’invisibilité est encore paradoxalement trop ahurissante et donc, visible.

Qui plus est, la disparition est moins au centre de la dramaturgie d’« On m’a trouvée grandie » que la lévitation, second procédé magique du spectacle, toujours stupéfiant mais plus habituel chez 14:20, puisque la protagoniste, Madeleine, marchant sur la pointe des pieds, aurait le don, lors de moments d’extase ou de crise (selon le point de vue ésotérique ou psychiatrique) de s’envoler. Du coup, Zeuxis se met au service de la réflexion autour de la santé mentale : est-ce, encore une fois, parce qu’il est trop époustouflant qu’on y voit, en regard, de la maladresse dramaturgique ? « On m’a trouvée grandie » s’inspire en effet d’une réalité clinique : à la fin du XIXe siècle, un grand nombre de femmes est interné à la Pitié-Salpétriêre sous prétexte d’une hystérie que l’on devine bien vite diagnostiquée par des hommes assez peu soucieux de leur rémission. Madeleine (Leïla Ka) y est une figure parmi d’autres : ici, Flore (Florence Peyrard), Laëtitia (Delphine Lanson) et Max (David Murgia), seul patient à nuancer la dualité des genres (dans les deux sens du terme, puisqu’il est volontiers assez comique).

Néanmoins, c’est parfois le cas chez 14:20, l’histoire n’est pas exactement à la hauteur du dispositif : la maladie mentale reste assez cliché (les « danses du mal-être », certes techniquement impeccables, de Leïla Ka, ou encore l’opposition entre le mutisme des femmes et la bavardise des hommes) ; et idem pour le médecin (Yvain Juillard) dont les traits de caractère, brossés en quelques minutes, sont trop simplistes pour qu’on ne se lasse pas lorsqu’il évoque une énième fois la « conférence de Boston » dans laquelle il compte présenter ses conclusions. C’est d’autant plus frustrant que les background stories (les violences qu’a subi Laëtitia, l’histoire sibylline de Max et sa soeur, la fragilité psychologique de Pierre), pourtant pertinentes, sont trop en background ; il en va de même pour Madeleine, dont la danse raconte aussi, parfois et heureusement, un passé lui-même devenu mutique. Deux impasses se présentent alors, la faute à cette dramaturgie un peu en retrait : d’un côté, Zeuxis échoue à devenir une machine-concept sur laquelle le spectacle pourrait se reposer tout entier (le parallèle entre l’invisibilisation de Zeuxis et l’invisibilisation des femmes étant moins opérant sur le plateau que sur le papier) ; de l’autre, il est trop central pour devenir un élément subsidiaire dans le spectacle — bref, c’est soit trop, soit pas assez. En fin de compte, celui-ci se retrouve assigné, c’est un comble, à sa visibilité : on sent qu’il faut regarder ce qui disparaît derrière lui, voire louer l’aboutissement technico-artistique qu’il représente.

C’est dommage, parce qu’« On m’a trouvée grandie », non sans faire écho à Peeping Tom (qui avait récemment présenté un spectacle à la Pitié-Salpêtrière), bénéficie, outre cette invention magnifique, d’un florilège de trouvailles visuelles (le personnage de Flore qui s’enfume, la scène de folie du médecin, entre autres), d’un pitch sibyllin – une femme « malade de lévitation » dans un monde à l’onirisme souvent cauchemardesque – et, en somme, d’une dramaturgie qui, lorsqu’elle apparaît plus nettement, séduit par son audace et son mélange des genres, assez rare dans le paysage contemporain : gageons donc que la machine la laissera bientôt mieux apparaître.