© Jean-Louis Fernandez

Thomas Bernhard est entraîné ces deux dernières années dans des théâtralités moins fléchées. À la parole polémiste et frontale intronisée par Bouchaud et bien d’autres a succédé le geste atmosphérique de Séverine Chavrier (« Ils nous ont oubliés »), le corps mélancolique de Julien Gosselin (« Extinction »), et ici le conte mélodramatique de Célie Pauthe. 

C’est moins la parole virale de l’auteur autrichien qui semble intéresser désormais les artistes que les consciences malades qui la profère. Claude Duparfait, dont le crâne tempétueux semble écrire viscéralement le tourment bernhardien, apparaît ici à l’auditoire dans une corporéité proche de celle de l’actrice Rosa Lembeck (chez Gosselin) : un corps oblique, partiellement privé de sa puissance d’appel et de son acuité satirique. Les lumières regardant l’assistance sont moins là pour nous éveiller au verbe que pour nous éblouir en douceur ; le corps de Duparfait se trouve alors à la fois central et floué, sans doute pour tenir au rang de spectre excentrique celui dont la parole passionnante se révèlera violente. De Chavrier à Pauthe, la démagnétisation des grands énervés est effectivement le signe d’un rapport plus critique à la masculinité qui innerve leur puissance. Ce discret déboulonnage génère ici un vrai trouble moral chez le.a spectateur.rice – pris entre la fascination empathique et la répulsion critique – mais n’est pas sans trahir la rancidité de l’œuvre.

D’un point de vue dramaturgique, l’adaptation de Pauthe et Duparfait brille par sa capacité à exhumer la pluralité formelle de « Oui », mélo intello qui circule entre discours et récit. D’un point de vue scénique, le spectacle se révèle plus classique et moins radical qu’il en a l’air. Car l’immense écran mémoriel fait moins dispositif qu’il ne complète narrativement et un peu lâchement l’image brute du plateau ; Duparfait entretient un rapport encore peu réglé avec l’image, tout comme à plusieurs actes sans nettes conséquences (tendre un livre de philosophie à un.e spectateur.rice, lancer nerveusement le lourd manteau noir pour disperser la brume…). Mais c’est surtout par sa strate féministe que le spectacle interroge. Si l’apparition à grande échelle de l’intense Mina Kavani vient contredire heureusement le discours romantisant et musifiant du protagoniste, la parole de celle-ci aurait pu être davantage densifiée (le cadre d’une libre adaptation le permettait) pour qu’à la spectralisation de Duparfait ne réponde pas la timide apparition de la “persane“. Le geste de Pauthe et Duparfait poursuit judicieusement un feminist gaze qui s’émanciperait du point de vue totalisant et égoïste du narrateur, mais il se heurte à une œuvre qui n’a sans doute pas cette complexité à offrir. Et quand le conte cruel se referme, c’est moins le « non » du protagoniste qui clôture notre imaginaire qu’un « oui, et… » qui nous vient. Car sans réel dépassement, le texte de Bernhard reste une tragédie descriptive et sans réelle contemporanéité.