À la sauvette

Vie et mort d'un chien traduit du danois par Niels Nielsen

© Guillaume Bosson

Il y a dans la famille un potentiel tragique qui destine particulièrement le thème au théâtre. Elle est un huis clos, une formule dramaturgique qui tient en elle-même. Jean Bechetoille en fait même un lieu de mémoire, où se joue sans fin la même tragédie. La piété filiale devient cet autre nom de la névrose atavique, l’antre des morts et des malédictions qui ne passent pas.

Il y a comme une identité qui colle, qui hante, comme s’il résistait en nous une irréductible part de ce que les nôtres nous imposent de rester, de rappeler sans cesse. Dans un recueillement perpétuel qui fait histoire. On sera à jamais le petit dernier, ou la cadette, ou celui du milieu, ou celui qui a peur, qui ne tient pas en place, qui a toujours voulu telle chose, telle autre, celui comme son père, celui contre son père… celui qui… Vous restez le même dans le récit familial. Pour ça, la famille ça ne va pas, ça n’avance pas. Ça demeure et ça vous fixe.

Chez Jean Bechetoille, le texte apparaît émaillé de conversations trompeuses, absurdes. Il y a des vides, il manque du monde, les choses se répètent. On ne sait plus trop quand les gens pensent ce qu’ils se disent, ou s’ils disent enfin quelque chose. Il y a de douloureuses et lassantes répétitions, des phrases qui sonnent creux : plus ou moins toujours « Est-ce qu’il va bien ton frère ? Mais non, Vincent il ne va pas bien. Tu sais bien, il est comme ça Vincent. Tu le connais ton frère. » Et les rôles resteront ceux-là. Toujours, la même inquiétude, la même annulation : y a-t-il réellement des questions, là où la réponse est toujours la même ?

Pourtant, on aurait tort de penser que rien ne bouge. Ces rôles sans public, ces phrases sans conversation, elles ne détournent qu’en apparence le fond des choses. Elles sont le dehors un peu grotesque et inaperçu par lequel les grands malaises familiaux insistent, en permanence. Ils vous remuent et se réactivent sans que vous y prêtiez attention, précisément, quand les mots ne disent plus rien. Les cris des comédiens fatiguent souvent, et peut-être soulignent mieux ainsi combien l’on préfère quand ça ne fait pas de bruit, que les secrets sont tenus, que ça suit un ordre, l’habitude, sans débordement.

La scène de psychothérapie collective et l’interview finale des parents sont de beaux moments de théâtre, des instants où la tragédie se défait brillamment de toute lourdeur. Aucun pathos, et la démonstration est faite pourtant. Les nôtres nous assignent des rôles dont on peine à se départir. Mais aussi, l’histoire familiale donne autant qu’elle prend. La famille arrache toujours quelque chose de vous. Elle vous le dérobe, à la sauvette. Quand on parle des siens, on dit avant tout qu’on est à eux, on rappelle tout ce qui procède de nous chez les nôtres. On leur prête autant qu’on leur emprunte. C’est de ce mouvement de balance que semblent jouer les comédiens de Jean Bechetoille.