Le souvenir d’un ours dans sa bouche

L’intérêt principal du dernier ouvrage de Nastassja Martin « Croire aux fauves » réside dans sa faculté de nous faire sentir intimement, l’air de rien, l’idée encore neuve de la porosité des entités vivantes. En choisissant la forme du roman autobiographique, l’auteur s’affranchit des codes un peu stéréotypés des ouvrages ouvertement anthropologiques et offre ainsi à un lectorat plus large les avancées vertigineuses qu’a connues notre appréhension de l’animisme.

« Arriver à survivre malgré ce qui a été perdu dans le corps de l’autre ; arriver à vivre avec ce qui y a été déposé », voilà tout l’enjeu de sa reconstruction au-delà de celle de son visage à moitié arraché lors de sa rencontre avec un ours. De la frustration de la mi-dévoration à la constatation d’être devenue« celle qui vit entre deux mondes », elle tente de comprendre sans chercher de réponse, elle navigue dans ce monde obscur et aveuglant où les chimères prennent corps et agissent : « Je deviens un trait d’union improbable entre eux comme être humain et avec le monde des ours là-haut dans la toundra d’altitude. »

Devenue un phénomène malgré elle, la fille qui n’est pas morte du baiser de l’ours voit désormais « au-delà de l’immédiatement donné aux sens de la vie diurne ». Elle raconte par le prosaïque cette initiation mutuelle, les hôpitaux russes, le postopératoire français et très vite le besoin vital du retour au Kamtchatka, « car c’est pour moi qu’il a surgi ; c’est pour lui que je suis apparue ».

Métaphoriquement, ce passage de frontière entre espèces et l’oubli des réflexes anthropocentrés nous incitent à vivre notre passion des plateaux comme une rencontre individuante (selon l’expression de Gilbert Simondon), comme une possible collision qui modifiera au plus profond de nos chairs notre rapport aux mondes. Les artistes ont ce pouvoir de chamans d’abolir les schèmes et de provoquer des combats, des négociations intérieures, des enchevêtrements d’ontologies. À eux de sublimer ce don et à nous, public, d’aller, humble devant les mystères, au-devant de cette union métanaturelle.