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Depuis quelques années, le théâtre immersif occupe une place particulière en République tchèque et en Slovaquie, avec de nombreuses opportunités d’occuper temporairement des espaces atypiques. En témoigne l’excellent « Fragments #2 » de la compagnie Spitfire, découvert à l’occasion du festival 4+4 Days à Prague.

Pour cette déambulation d’une petite heure, les performers ont investi un étage des Karlin Barracks, ancien bâtiment de garnison reconverti en centre culturel, à côté de Florenc. L’ambiance et le dispositif rappellent ceux du génial « Sleep No More » à New York (voir notre critique), avec nettement moins de moyens et de démesure mais un souci constant de la fulgurance visuelle et sonore. Les comédiens alternent des séquences courtes, individuelles ou en duos, d’un théâtre physique sans paroles ou presque, à l’énergie saisissante. La proposition est l’adaptation d’une création chorégraphique préexistante (“Fragments of Love Images”), mais pourrait être une tentative de représenter, dans la déconstruction d’un matériau d’origine déjà déstructuré, les « Fragments d’un discours amoureux » de Barthes.

La douzaine de salles sont réaménagées pour créer des ambiances aussi conceptuelles qu’inquiétantes à mi-chemin entre celles d’un hôpital psychiatrique et d’une galerie d’art contemporain. Jouant habilement sur l’hybridation entre formes humaines et organiques, entre l’immobilité plastique du décor et les mouvements vifs des interprètes, « Fragments » invite le spectateur à reconstituer par lui-même le tissu narratif duquel ont pu surgir ces séquences décousues, notamment par un faisceau d’indices sonores. Un piano à queue, démembré, sert de percussion dans le vestibule d’entrée ; à quelques salles de là, une fumée épaisse engourdit les sens. L’aboutissement : une scène finale à laquelle sont conviés l’ensemble des performers et des spectateurs, faite d’un jeu de vitres dans une pièce aux bustes mythologiques fascinants. “Love images, which are our main interest, represent a tragic element of our lives. We must not succumb to the temptation to think that love images exist or do not exist because of beauty. They are so much more: a diagnosis of our neurotic existence. ​The passion of love is delirium.” Propos barthésiens, sans nul doute, et ce fil rouge : la possibilité qu’offre le théâtre, par sa représentation, d’une rédemption de la tragédie amoureuse.

Spitfire, créée en 2007 par Mirenka Cechova et Petr Bohac, ne tourne pas assez en dehors de leur région d’origine. Et c’est regrettable, car leur poésie hybride et déambulatoire fait cruellement défauts à nos scènes occidentalo-européennes. Programmateurs, à bon entendeur…